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Au début, jai fait la connaissance dIsaline. Cinq mois plus tard, je pense encore à elle. Je ne vous demande pas de juger mon histoire. Elle fut sincère et je ne regrette rien. Plus quaux sentiments que jéprouve encore pour elle, je me souviens de notre amitié et de notre complicité.
Isaline et moi, nous avons le même âge. Je la voyais tous les jours dans la cour de mon école. Malheureusement, nous navons jamais été dans la même classe. Bien avant que je ne commence à mintéresser aux filles, elle avait déjà sa cours dadolescents aux bouches en coeur et aux paroles creuses. Quant à moi, ainsi que tous les garçons de mon année, nous avons fini par succomber à ses charmes. Mais elle symbolisait linaccessible. A peine pubère, quel chance avions-nous de la séduire avec nos gueules denfant de choeur inexpérimentés? Nous lévoquions souvent lorsque nous parlions entre garçons et que nous laissions libre cours à nos fantasmes.
Javais tellement peur que lon se moque de moi que je nai jamais avoué aux autres que je la voyais régulièrement chez elle. En fait, elle ne me remarquait pas vraiment. Si je métais senti lâme dun voyeur, jaurais pu la mater n'importe quand. Il y a un an et demi, oncle Georges, le frère de papa, ma conduit pour la première fois dans la propriété des Tilman pour travailler avec lui en échange dun petit salaire. Le père dIsaline lavait engagé comme jardinier. Je ne pense pas que mon oncle avait vraiment besoin de mon aide. Il maimait bien et sétait servi de cette excuse pour mavoir le plus souvent possible à ses côtés. Javais déjà lhabitude de jardiner avec lui. Aussi loin que remontent mes souvenirs, chaque fois quil devait me garder, nous passions la journée dans le petit potager quil louait le long de la voie ferrée.
Au début, je navais même pas remarqué quIsaline habitait là. Un jour que je me trouvais à quatre pattes pour nettoyer un parterre, elle est passée à côté de moi et a continué son chemin sans me voir. Elle devait avoir lhabitude des domestiques. Une présence à cet endroit ne létonnait guère. Et puis, je suis sûr quelle ne maurait jamais reconnu en dehors de lécole. Je me souviens avoir gardé les yeux baissés vers le sol tant javais peur quelle ne se retourne. Jétais devenu si rouge que mon oncle sest inquiété.
Attenante à la villa des Tilman, une piscine avait été construite sous une grande véranda que lon pouvait ouvrir en été. Il marrivait de temps en temps de regarder Isaline et sa famille alors quils sy baignaient ou quils prenaient le soleil juste à côté. Je les enviais. Un jour monsieur Tilman vint nous trouver mon oncle et moi. Cétait un samedi particulièrement chaud. Je transpirais abondamment. Javais remarqué que même mon oncle travaillait plus lentement que dhabitude.
- Georges, fit-il en sadressant à mon oncle. Je voulais vous dire que, ma femme et moi, nous sommes très content de votre travail.
- Merci monsieur.
- Vu la chaleur, jallais vous proposer de prendre votre après-midi. Nous vous réglerons votre journée comme dhabitude.
- Comme monsieur voudra.
Je naimais pas voir mon oncle, un homme avec autant de caractère, devenir servile devant le propriétaire. On raconte dailleurs que ce nest quun nouveau riche, un parvenu qui se donne des grands airs. Je faisais un effort pour faire bonne figure afin de ne pas décevoir mon oncle. Mais cela ne mempêchait pas de penser.- Jallais oublier! Ma femme voudrait faire la connaissance de votre neveu. Ma foi, comme nos enfants nous ont laissés seuls, il pourrait nous tenir compagnie au bord de la piscine et, si le coeur lui en dit, nager un peu.
Cette piscine, jen rêvais depuis des mois. Par cette chaleur, il aurait été stupide de refuser une telle invitation. Du coup, javais oublié tous les reproches muets que javais formulé dans ma tête. Je suppliais mon oncle du regard. Je le sentais réticent, mais il finit par céder.Ce fut la première dune longue série de baignades dans la propriété des Tilman. En fait, depuis quils sétaient fâchés avec lentreprise de nettoyage, les Tilman navaient plus personne pour entretenir la piscine et la véranda. Ils avaient pensé à moi qui ne leur coûterais pas trop cher. Ils mavaient invité ce jour là pour se faire un opinion à mon sujet et pour me faire la proposition. Il fut convenu que je viendrais trois fois par semaine et que je pourrais utiliser la piscine le matin avant que monsieur ne se lève.
Mis à part certains lendemains de fête, je nai jamais eu beaucoup de travail. Par contre, jai profité de la piscine presque tous les jours. Je me levais à cinq heures du matin été comme hiver pour expédier mes corvées et avoir le temps de nager une heure avant daller aux cours. Isaline ne me prêtait alors aucune attention. Au contraire, elle me traitait comme nimporte quel domestique et mordonnait parfois de menus travaux dont je macquittais bon gré, mal gré. Jaurais accepté nimporte quoi pour ne pas perdre laubaine qui mavait été offerte. Ce ne fut quun an plus tard, à peu près au début du printemps de cette année quelle changea tout à coup dattitude à mon égard.
Je fus le premier surpris. Dhabitude je la voyais distante, maniérée, hautaine comme une grande dame. Pourtant, je me souviens de ce dimanche matin comme si cétait hier. Je métais levé un peu plus tôt que dhabitude pour me rendre directement chez les Tilman. La veille, ils avaient donné une soirée qui sétait prolongée tard dans la nuit. Avant de me mettre au travail, je métais jeté à leau. Elle était un peu froide car la véranda était restée ouverte. Je devais être à ma dixième longueur quand je lai remarquée sur le bord du bassin. Elle portait un peignoir de bain en tissu éponge de couleur beige qui couvrait à peine ses longues jambes bronzées. Pendant un court moment, la surprise me paralysa. Je ne pouvais détacher les yeux de son regard. Quelque chose se passait en moi. Je me mis à rougir. La situation semblait lamuser. Reprenant mes esprits, je rejoignis le bord du bassin et sortis de leau en mexcusant:
- Jignorais que vous aviez lintention doccuper le bassin à cette heure. Je vais me changer et terminer le rangement si vous êtes daccord.
- Je ne voulais pas te chasser Daniel, fit-elle sur un ton enjoué.
Cétait la première fois que je lentendais prononcer mon nom. Comme je restais sans voix, elle continua:- Jaimerais que tu restes. Jai envie de nager, mais jai peur de rester seule.
Jétais de plus en plus troublé. Elle laissa tomber son peignoir sur une chaise longue. Son maillot la rendait plus mince encore. Il était noir, dun pièce, avec des motifs colorés dinspiration africaine. A travers la fine toile élastique, je pouvais deviner tous les détails de son corps et de sa poitrine.- Que dira votre père?
Elle descendit les marches du petit escalier.- Il dort. De plus, il te trouve très mignon et il taime bien. Il ne dira rien.
Elle se lança dans leau et fit quelques brasses.- Tu ne vas tout de même pas rester ainsi à me regarder bêtement. Viens-tu me rejoindre ou bien dois-je venir te chercher?
Ne sachant quelle attitude adopter, je me suis contenté dobéir. Je suis allé jusquau bord et jai plongé pour la rejoindre. Jai sans doute mal exécuté mon mouvement, car mon maillot glissa jusquaux chevilles. Je ne sais pas si elle la remarqué, mais, pris de panique, je bus la tasse. Honteux, jai rejoint le bord pour reprendre ma respiration.Nous avons nagé une vingtaine de minutes. Comme le bassin nétait pas très large, on se frôlait chaque fois que lon se croisait. Jaimais cette sensation brève. Puis nous avons joué au water-polo avec un ballon de plage. Le temps passa vite. Gisèle, la cuisinière, prenait son service le dimanche à huit heures. A peine arrivée, elle interpella Isaline.
- Pardon, Mademoiselle. Je désirerais savoir où vous avez lintention de prendre votre petit déjeuner.
- Bonjour Gisèle. Sers-moi dans la véranda qui donne sur la roseraie. Le soleil y donne déjà et je pense quil doit y faire très doux. Rajoute un couvert pour Daniel. Il mange avec moi.
Jouvris la bouche pour protester car javais déjà petit déjeuné avant de venir nager.- Mademoiselle, excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais il vaudrait mieux que Daniel termine son travail avant que Monsieur ne se lève.
Isaline minterrogea du regard. Je lui fis un petit sourire désolé pour lui signifier que je regrettais de ne pas pouvoir répondre à son invitation.- Bien Gisèle. Je te remercie. Je mangerai donc seule.
Avant de se retirer, je vis la cuisinière inspecter les abords de la piscine. Je pouvais lire dans ses yeux tous les reproches quelle nosait pas formuler devant Isaline. Et je suis sûr quils ne concernaient pas uniquement mon travail inachevé. Isaline sortit de leau par lescalier. En deux brasses, javais rejoint le bord et, dans le mouvement, je me suis hissé hors de leau. A peine sur mes pieds, je me suis précipité pour prendre un essuie propre que je présentai à Isaline avec mon plus beau sourire. Mon geste la séduite et elle me fit un clin doeil. Sans prendre la peine de messuyer, je me suis mis au travail. Je nosais plus regarder derrière moi. Jétais trop ému et je préférais cacher mon trouble dans une activité fébrile. Avant de retourner dans la maison, Isaline sarrêta à ma hauteur. Je me suis redressé et lui fis face.- Jespère que tu ne tes pas trop ennuyé. Tu as certainement des choses plus amusantes à faire que toccuper de la fille du patron.
- Ce nest pas vrai, protestai-je. Si cest limpression que je vous ai donnée, elle est complètement fausse. Jai aimé nager avec vous.
Cétait vrai. Javais comme une boule chaude de plaisir qui palpitait dans ma poitrine. Elle se pencha vers moi et membrassa sur la joue. Avant de se redresser, elle me glissa dans loreille:- Je serais heureuse si tu me tutoyais!
Puis elle virevolta et séloigna dun pas léger, presque sautillant. Je nen revenais pas. Je navais jamais bu dalcool, mais je crois bien que je ressentais quelque chose très voisin de livresse. Cinq minutes après son départ, je fixais encore la porte par laquelle elle avait disparu.Durant la semaine, jai essayé plusieurs fois de lui parler à lécole. Son attitude me fit clairement comprendre quelle ne désirait pas quon nous voit ensemble. Pourtant, je ne parvenais pas à lui en vouloir. Chaque fois, lorsque le hasard faisait que nous nous croisions dans les couloirs, elle me faisait toujours un petit signe de reconnaissance qui me remplissait de bonheur: un clin doeil, un sourire ou un bref regard.
Le samedi suivant, elle est venue me rejoindre dans la piscine. Nous avons moins nagé que la première fois. Assis sur les marches de lescalier, le corps enfoncé dans leau jusqu'aux trois-quarts, nous avons parlé de lécole, des professeurs et de nos connaissances communes. Ce nétaient vraiment pas des propos damoureux. Gisèle neut pas loccasion de nous surprendre. Isaline avait gardé sa montre. Vingt minutes avant le début du service de la cuisinière, elle sortit de leau et senferma dans la petite cabine pour shabiller. En attendant, je me suis séché pour enfiler un tee-shirt et je commençai mes travaux dentretien. Lorsquelle eut fini, elle sortit du vestiaire et vint directement vers moi. Je la préférais ainsi plutôt que ces vêtements provocateurs quelle mettait systématiquement pendant la semaine. Son jeans épousait parfaitement la forme des ses cuisses et des ses hanches. Un large chemisier cachait sa poitrine, mais le col ouvert dévoilait une petite chaîne en or que je voyais pour la première fois.
- Il est très sexy ton tee-shirt. On dirait que tu es à poils en dessous.
Jétais gêné. Elle me taquinait, mais elle avait raison. Je ne faisais pas assez attention à la façon dont je mhabillais.- Si tu voyais ta tête, pouffa-t-elle.
Sans avoir cette chance, je mimaginais parfaitement mes joues devenir écarlates.- La semaine prochaine, des cousins mont invitée à faire du vélo dans les Ardennes. Ça fait longtemps que je nai plus roulé. Je me suis dit que, demain après-midi, nous pourrions faire un tour ensemble.
Je navais pas de bicyclette, mais je savais à qui demander. Il était évident que jétais daccord.- OK. Un tour dans la forêt de Soignes. Est-ce que ça te va?
- Il ne faudrait pas que ce soit trop long. Cest juste un entraînement.
- Deux petites heures. On pourra allonger ou raccourcir le tour si cest nécessaire.
Avant de disparaître, elle me fixa rendez-vous à quinze heures. Le soleil allait être de la partie, ce serait formidable. Jétais impatient dêtre le lendemain.Lorsque jeus terminé le nettoyage de la piscine, je me suis rendu dans la remise pour préparer les outils en attendant mon oncle qui ne commençait quà neuf heures le samedi. Jétais heureux. Javais de lénergie à revendre. Jai travaillé comme une brute malgré la chaleur. Leffort me faisait du bien et me grisait. Vers cinq heures, mon oncle a annoncé la fin de la journée. Tandis que nous rangions les outils, alors quen général il est plutôt du genre taiseux, il se mit soudain à me sermonner. Je lécoutais sans y prêter une attention soutenue. Je répondais avec un certaine agressivité. Pourtant, avec le recul, je reconnais quil y avait beaucoup de vrai dans ses paroles.
- Gisèle ma dit que tu tes baigné avec Mademoiselle Tilman.
- Les cuisinières ont toujours beaucoup de chose à raconter.
- Je nai pas de reproche à te faire. Je veux juste te mettre en garde. Mademoiselle Tilman nest pas du même milieu que nous...
- Les riches et les pauvres! Cest toujours la même rengaine: chacun dans son coin, cela fait plus ordonné.
- Tu penses que je suis vieux jeu. Monsieur Tilman n'est pas issu d'une famille noble. Le grand-père sest enrichi il y a une trentaine dannées en exécutant des travaux de génie civil pour létat belge. Maintenant, le père est à la tête dune société importante dans le domaine de la construction et de limmobilier. Il est sorti dun milieu défavorisé, mais il a eu plus de chance que nous. Sa fille cependant a reçu une autre éducation.
Cétait vrai. Déjà dans sa manière de parler, jentendais la différence. Au début, ça me choquait. Puis je me suis habitué. Par mimétisme, jai adopté la façon dont les autres domestiques et mon oncle sexprimaient avec les Tilman.- Je sais me tenir aussi bien quelle, répondis-je un peu vexé par la remarque de mon oncle.
- Daniel. Là nest pas la question. Comment te dire?
Mon oncle prit un temps de réflexion. Comment aborder cela avec un enfant, alors quil nen a jamais parlé même avec son ami le plus intime?- Isaline est une fille superficielle.
- Je ne comprends pas.
Il se racla la gorge.- Je vais essayer de te le dire autrement. Quand je te regarde jardiner, tu es tout entier à ton travail. Tu ne tarrêtes pas avant davoir fini. Tu es persévérant et digne de confiance. Je crois que dans tes sentiments, tu es le même: tu es fidèle et tu te donnes complètement.
Jaimais bien ce que mon oncle venait de dire. Pour dautres, cela aurait pu être péjoratif: "cest bien mon petit. Continue à travailler comme cela et à me faire gagner plein de fric". De sa part, je savais que ses paroles étaient des compliments. Son amitié métait chère et je considérais sa confiance comme un don précieux. Il essaya de poursuivre.- Mais Mademoiselle Tilman...
Il sinterrompit à nouveau. Je navais pas la moindre idée de ce qu'il essayait de me dire.- Quoi Isaline? fis-je soudain, impatient.
- Je naime pas parler des gens en leur absence. Comprends-moi. Je ne veux pas porter de jugement sur quiconque. Je veux juste faire un constat aussi objectif que possible. Mademoiselle Tilman et toi, vous ne cherchez pas la même chose. Mademoiselle Tilman aime la compagnie des garçons, mais elle nest pas constante. Elle est un peu comme les abeilles au printemps qui vont butiner de fleur en fleur. Tu nétais pas là pendant les vacances de Pâques. Sais-tu que la famille Tilman est revenue plus tôt de la montagne?
- A cause dIsaline?
- Oui, à cause de Mademoiselle Tilman. Il y a eu une histoire entre elle et le fils dun diplomate. Monsieur Tilman sest fâché. Il ne veut pas quIsaline et son petit ami puissent se revoir. Gisèle ma raconté les violentes disputes entre le père et la fille. Mademoiselle Isaline a été privée de sortie jusquà la fin de lannée scolaire.
Jignorais tout de cette sanction. Je comprenais mieux pourquoi Isaline qui se levait rarement avant midi vienne soudain me retrouver au bord de la piscine depuis deux semaines.- Pauvre Isaline! fis-je sincèrement.
- Que dis-tu?
- Je plaignais Isaline parce que son père lui a défendu de voir ce garçon. Sils saimaient, cétait injuste et cruel.
Mon oncle soupira car je navais rien compris.- Tu es naïf. Avant les vacances, ils ne se connaissaient pas. Maintenant, elle la peut-être déjà oublié. On ma dit quelle change souvent de petit ami. Tantôt lun, tantôt lautre. Maintenant toi.
Jétais en colère contre mon oncle davoir dit des choses aussi méchantes au sujet dIsaline. Et puis, comment pouvait-il simaginer quIsaline et moi puissions être amants? Cest vrai quelle me faisait un effet intense. En sa présence, je sentais comme un feu brûler dans mon corps. Mais lidée que je puisse être son petit ami me semblait ridicule.- Elle ma juste embrassé sur la joue. Aujourdhui, cela se fait couramment même entre garçons. Cela ne fait pas de moi son fiancé. Tout ça, ce sont des histoires dadultes. Nous navons que 13 ans.
- Je sais que vous êtes jeunes. Mais je sais aussi que les jeunes sont de plus en plus précoces. Prends garde à toi. Dans ce domaine, tu es le seul à pouvoir veiller sur toi-même.
Mon oncle ninsista pas. La seule chose que javais retenue était que le père dIsaline lui avait fait du mal. Jaurais fait nimporte quoi pour lui venir en aide.Jai dû marchander longtemps avec mon copain pour quil me laisse rouler avec son vélo, mais cela valait la peine. Cétait un superbe VTT à quinze vitesse. Javais également prévu des provisions et des boissons. Comme Isaline me lavait demandé, je me suis présenté le lendemain à quinze heures chez les Tilman. Comme je nosais pas sonner à la grande porte, je suis passé par lentrée de service. Cest Gisèle qui mouvrit. Elle samusa de ma tenue.
- Voilà notre sportif.
- Mademoiselle Tilman ma demandé de laccompagner pour une petite ballade en vélo, expliquai-je peu sûr de moi.
- Je suis au courant. Monsieur a demandé de te voir avant que vous ne partiez.
Que me voulait-il? Jétais un peu inquiet de ce quil allait me demander. Jeus soudain honte de mes bras et de mes jambes nues. Gisèle suivit mon regard et comprit ma gêne.- Vas-y comme cela. Monsieur Tilman sait bien que vous ne vous rendez pas à une soirée mondaine.
La grande porte du bureau était ouverte. Avant de franchir le seuil, javais retiré ma casquette que je serrais nerveusement contre mon ventre. Je mavançai de quelques pas. Monsieur Tilman saffairait derrière une grande table. Il allait et venait entre plusieurs piles de papier. De temps en temps, il sarrêtait brièvement pour pianoter sur un petit ordinateur portable. Je me suis raclé la gorge pour attirer son attention. Il leva la tête. Il y eut un petit temps de flottement pendant lequel il se demanda ce que je pouvais bien faire là. Puis il se souvint.- Ah, Daniel. Jattendais effectivement ta visite.
- Bonjour Monsieur.
- Jai demandé que tu viennes me voir avant de partir avec ma fille car je voudrais texpliquer certaines choses.
Il contourna la table et se dirigea vers moi. Il minvita à masseoir en désignant un des deux fauteuils autour de la petite table ronde près de la cheminée. Pour éviter de paraître impoli en menfonçant dans les épais coussins, je déposai mes fesses le plus près possible du bord.- Daniel, quoique tu sois trop jeune pour travailler pour moi dune manière officielle, je te considère un peu comme un membre de mon personnel. Tu fais de lexcellent travail et je suis très content de toi. Cest pour cette raison que je nai pas peur de te confier ma fille.
- Merci, Monsieur.
- Dailleurs, ton oncle ma loué ton honnêteté et ton sens du devoir. Comme tu las sans doute appris, ma fille a été punie et je lui ai défendu de quitter la propriété sans mon autorisation. Jusquà maintenant, je nai pas eu à me plaindre de son comportement. Mais elle a beaucoup de caractère et ne savoue pas vaincue aussi facilement. Je suis convaincu quelle prépare quelque chose, mais je nai pas encore deviné quoi.
Je naimais pas la tournure de la conversation. Je voyais déjà où il voulait en venir. Contenant mal ma nervosité, je changeais souvent de position en faisant gémir le cuir. Sans le dire franchement, il comptait sur le fait quil employait mon oncle et sur mon désir de garder ma place. Il savait que je serais obligé daccepter. J'ai donc quitté le bureau promu au rang despion à la solde de monsieur Tilman père. Voilà qui compromettait gravement mes espoirs de relations avec Isaline. Comment allait-elle le prendre? Je navais aucune intention de lui cacher quoi que ce soit de lentretien. Je préférais ne plus la revoir que dêtre obligé de faire quelque chose qui puisse la rendre malheureuse.Je lai retrouvée sur la terrasse. Elle lisait un livre de poche quelle déposa dès quelle mentendit approcher.
- Bonjour, Daniel, fit-elle en souriant. Est-ce que tout est prêt?
- Je pense navoir rien oublié.
- Il faut encore sortir mon vélo du garage, mais je tattendais pour le faire.
Cétait un VTT de compétition avec tous les accessoires dont on pouvait rêver. Beaucoup plus léger que le mien, il semblait déjà avancer alors quelle n'avait pas encore donné le premier coup de pédale. Il était suspendu au mur du garage. Je le descendis tout seul avec une aisance qui me surprit moi-même.- Tu es costaud, sexclama-t-elle en tâtant mes bras alors que je lui présentais le vélo.
Evidemment, je me suis mis à rougir. Elle samusait beaucoup des émotions que sa présence ne manquait pas déveiller en moi. Jaurais pu lui en vouloir de jouer ainsi avec mes sentiments, mais jéprouvais tant de plaisir à la savoir près de moi. Nous sommes sortis de la propriété par la grande grille. Jai attendu que nous nous soyons éloignés un peu avant de lui parler de lentretien avec son père. Elle ne fut pas particulièrement étonnée.- Je savais effectivement que mon père voulait te voir, expliqua-t-elle. Il ne sen est pas caché. Il me considère toujours comme une petite fille. Jai mes règles depuis deux ans au moins. Je suis une femme maintenant.
Je ne comprenais pas ce quelle venait de me dire. Mais je suis certain que, la dernière phrase, elle lavait prononcée pour se convaincre elle-même.- As-tu accepté le rôle de nourrice? me demanda-t-elle après une courte réflexion.
- Jaurais bien aimé refuser. Je navais pas réellement le choix. Il ne la pas dit explicitement, mais je suis sûr quil maurait renvoyé et quil aurait fait des problèmes à mon oncle si je navais pas dit oui.
- Il ne sen serait pas privé. Mon père veut tout contrôler. Tout le monde doit être à son service. Ce qui est sur son passage, il lélimine.
- Que comptes-tu faire?
Elle éclata de rire et arrêta son vélo. Surpris, je déposai pied à terre un peu plus loin.- Derrière ce coin, jai deux amis qui mattendent. Ils vont te rosser de telle manière que tu pourras aller pleurer chez mon père, puis on va aller ensemble se shooter chez un dealer de la gare du nord.
Jétais convaincu quelle se foutait de moi. Néanmoins, je regardai dans la direction quelle avait indiquée. Juste à ce moment, deux solides gaillards de 16 et 17 ans passèrent le coin et vinrent à notre rencontre. Jétais paralysé de peur. Les inconnus ne me regardèrent même pas. Arrivés à notre hauteur, ils échangèrent le bonjour avec Isaline. Je mattendais toujours à ce quils se précipitent sur moi. Ils continuèrent leur chemin sans nous inquiéter. Jentendis de nouveau le rire cristallin dIsaline.- Tu as encore marché!
- Les connaissais-tu?
- Bien sûr que non. Jaurais voulu te faire cette blague quelle naurait jamais aussi bien marché.
Une fois de plus, elle mavait vexé. Javais du mal à le cacher.- Quest-ce quon fait? On rentre?, demandai-je un peu nerveusement.
- Pourquoi? En as-tu assez de ma compagnie?
- Pas du tout, répondis-je précipitamment en sentant ma colère disparaître aussi vite quelle était venue. Mais je croyais quaprès ce que je tavais dit, tu naurais plus confiance en moi.
- A contraire, si tu ne men avais pas parlé, je me serais méfiée. Maintenant, je sais à quoi men tenir.
De plus en plus, javais limpression dêtre manipulé. Dabord par son père, maintenant par elle qui semblait au courant de tout avant moi. Elle interpréta mal mon silence.- Rassure-toi. Je ne ferai rien qui te mettra dans lembarras vis-à-vis de mon père. Alors, est-ce quon la continue cette promenade?
Comme tous les dimanche, il y avait beaucoup de monde dans la forêt. Nous devions sans cesse ralentir pour slalomer entre les promeneurs. Isaline ne semblait pas connaître la politesse. Au début de la promenade, je lavais vue bousculer les gens qui ne sécartaient pas assez vite. Aussi, je roulais devant pour distribuer les "bonjours" et les "excusez-moi" qui nous ouvraient la voie. Au fur et à mesure que nous avancions dans les bois, les chemins se dégagèrent de telle sorte que nous pouvions rouler de front et échanger nos impressions:- Viens-tu souvent en forêt? lui demandai-je au bout d'un moment.
- Quand jétais petite, ma nounou nous emmenait mon frère et moi. Nous allions souvent du côté de létang des enfants noyés. Parfois, quand il faisait beau, nous suivions les chemins jusquau bois de la Cambre. Nous retrouvions ma mère dans son magasin de lavenue Louise. Elle nous exhibait devant ses clientes en attendant que la voiture vienne nous chercher. Au début jaimais bien cela, car elle ne sintéressait pas à nous quand nous étions à la maison. Mais son attitude était artificielle et a fini par magacer. Il y a deux ans, jai refusé dy retourner.
Elle venait de me dévoiler une petite partie de son intimité. Je savais déjà que, dans les familles riches, les enfants pouvaient aussi avoir leurs problèmes. Mais lentendre de la bouche dIsaline, avait une autre signification pour moi.- Je pense que je ne connais pas du tout cette partie de la forêt, ajouta-t-elle.
- Cest incroyable que tu vives à lorée de la forêt de Soignes et que tu n'en connaisses pas tous les recoins. Cest vrai que, si javais un jardin comme le tien, je ne serais pas tenté de courir les bois tout le temps.
"Et jaurais aussi ce petit air blasé quelle arbore chaque fois quelle sait quon la regarde", ajoutai-je pour moi-même.Elle mexpliqua que, maintenant quelle était plus grande, elle navait plus le temps de se promener. On la conduisait sans cesse dun endroit à lautre pour une multitude dactivités différentes. Elle se vantait davoir suivi au moins une fois tous les cours que ses parents pouvaient lui offrir et que lui permettait son âge. Je lenviais un peu. Pour ma part, les seuls leçons que jai reçues en dehors de lécole étaient données par mon oncle et concernaient exclusivement le jardinage. Une fois lancée, Isaline était intarissable. Je me retrouvais dans un monde incroyable de noms à petites particules. Elle côtoyait les enfants de personnages célèbres. Pourtant, venant de sa bouche, tout cela semblait banal.
Plus je la connaissais, plus je métonnais de me trouver dans le même collège quelle. Certes, les professeurs y étaient excellent. La qualité de lenseignement ny était plus à faire. Cest mon oncle qui avait insisté pour quon my inscrive. Il marrivait de le maudire pour cette initiative bien intentionnée. Les études my semblaient impossibles lorsque je croulais sous une tonne de devoirs et que jessayais de me concentrer sur des leçons interminables pendant que mes amis et les autres garçons de limmeuble se disputaient un match de foot sur le terrain vague juste sous ma fenêtre.
Nous venions datteindre le sommet dune côte. Comme nous roulions déjà depuis une heure, jai proposé de nous arrêter et de nous reposer. Isaline accepta demblée. Javais déjà observé chez elle certains signes de fatigue et je métonnais quelle ne se soit pas plainte. Cétait la première fois quelle roulait aussi longtemps. Jai félicité son endurance.
- Tu es gentil de mencourager, mais je ne crois pas avoir accompli un exploit. Il ny a pas de quoi gagner quelque chose, pas même une sucette!
- Pas une sucette effectivement. Mais jai là quelques biscuits et de leau.
J'ai détaché mon sac du porte-bagages et lui ai présenté le contenu. Pendant un moment, nous sommes resté assis dans lherbe qui bordait le chemin. Nous ne parlions presque pas. Ce nétait pas parce que nous navions rien à nous dire. Parfois, les mots sont inutiles. Depuis que nous nous étions arrêtés, lesprit de la forêt nous avait enveloppé. Une certaine sérénité rayonnait en nous. Nous écoutions le silence presque parfait, seulement perturbé par quelques bruits lointains venus jusquà nous au gré dun brise vagabonde.Comme javais peur de la regarder et de rompre le charme, je fixais un châtaignier de lautre côté du chemin. Pour calmer lémotion qui menvahissait, jessayais dimaginer comment lescalader. Soudain, répondant à une impulsion de mon corps toujours en manque dexercice, je me suis levé sans un mot et me suis approché de larbre. Jabandonnais Isaline pour me livrer aux plaisirs de lescalade. A peine métais-je hissé sur la première branche, que jentendis le rire dIsaline. Tout en explorant les prises pour atteindre les plus hautes branches, je lentendis approcher.
- Tu ne tiens donc jamais en place, fit-elle remarquer. On me lavait dit, mais il faut te connaître mieux pour comprendre ce que ça veut dire.
- Pourquoi remettre à plus tard ce quon a envie de faire tout de suite?
- Aide-moi à monter.
J'eus un regard désolé vers la branche sur laquelle javais décidé de masseoir. Le projet était remis. Je suis redescendu jusquà la branche la plus basse et lui tendis la main. Bien quà partir de la première branche, les prises étaient faciles, elle insista pour que je laide. Si, au début, je me montrai réticent, je pris vite du plaisir à cette promiscuité. Son odeur, la douceur de sa peau, le contact tendre de nos corps à travers nos vêtements, tout cela éveilla en moi des sensations déroutantes.- Je ne monterai pas plus haut, avait-elle dit soudain alors que nous navions pas escaladé la moitié de ce que javais prévu.
Je ne me suis pas plaint, mais elle a remarqué mon regard vers le sommet.- Mais je ne tempêche pas de continuer, suggéra-t-elle.
Jai hésité un moment entre le désir de rester près delle et de poursuivre lescalade. Mais je voulais aussi lépater. Je me suis donc hissé de branche en branche, prenant des risques inutiles. Je ne voulais pas la faire attendre et je savais quelle me regardait. Je navais pas compté sur un passage sans prise où lélasticité des branches empêchait un passage en force. Je me suis entêté.- Daniel. Redescends. Tu vas tomber.
Elle me rappelait à la prudence, mais ravivait en même temps le sentiment dêtre observé. Je suis parvenu à me hisser. Le fait de déposer mon postérieur sur la fourche convoitée ne me procura pas la satisfaction que jattendais. Javais peur. La branche était trop fragile pour mon poids. Elle oscillait de manière inquiétante. Je ne voulais pas montrer mon trouble et pris une attitude joviale.- Isaline, cest fantastique. Je suis au dessus de la forêt...
Ce nétait pas exact. Les hêtres étaient bien plus grands que mon châtaignier et bouchaient lhorizon. Néanmoins, mon arbre surplombait une petite dépression qui me donnait une certaine perspective.- Tu devrais venir. La vue est exceptionnelle.
Ça ne coûtait rien de le dire. De toute façon, elle ne monterait pas et de plus la branche ne supporterait pas notre poids à tous les deux.- Daniel, ça suffit. Redescends tout de suite.
Je crois que, den bas, elle avait une vision assez précise de la situation périlleuse dans laquelle je me trouvais. Qui, après cela, prétendra que les filles paniquent pour un rien? Pour redescendre, je devais me retourner. Le bois, tendu à lextrême, ne supporta pas cet effort supplémentaire. Il émit un craquement sinistre. Sil n'a pas cédé, je ressentis au moins une secousse qui me fit perdre léquilibre. Elle cria. Je ne suis pas tombé de très haut. J'ai glissé le long du tronc et je fus arrêté net un peu plus bas sur une autre branche qui me frappa en pleine poitrine. Pendant un instant qui me sembla une éternité, je ne pouvais plus respirer. Elle s'inquiéta de ne pas m'entendre.- Est-ce que ça va?
Jessayai de crâner, mais ma voix haletante me trahit.- Juste quelques égratignures.
- Je viens taider.
- Non, ça ira, dis-je paniqué. Je vais descendre.
- Tu es vraiment con.
Sa remarque me fit de la peine. Mais je lavais méritée. Je compris surtout que je lui avais fait peur et que cétait sa manière à elle de me faire payer son émotion. Dès que nous avons regagné le sol, elle me fit enlever mon tee-shirt pour regarder mes blessures. La branche avait marqué mon torse jusqu'au sang.- Il faudra nettoyer tout cela dès quon sera rentré.
- Mais ce nest pas grave, je te dis.
- Tu as eu beaucoup de chance, mais ce nest pas une raison pour ne pas te soigner et risquer dattraper une maladie.
- Ce nest pas ma première blessure.
- Javais déjà remarqué tes cicatrices. Si tu les as toutes reçues de cette façon, je ne men vanterais pas.
Elle effleura mon épaule du bout des doigts et ajouta un ton plus doux:- Celle-ci, par exemple, doù vient-elle?
- Cest juste un accident en essayant de descendre dun train.
- Ce nest pas possible. Des milliers de gens prennent le train tous les jours sans problèmes et toi tu parviens à touvrir lépaule de lomoplate jusquà la clavicule. Tu dois être vachement maladroit!
- Ce nétait pas un train de voyageurs, expliquai-je vexé, mais un train de marchandises.
De cette histoire-là, je conserve le bon goût de laventure, cette sensation que lon garde après avoir accompli quelque chose de pas ordinaire. Je nai pas résisté à l'envie de la partager avec Isaline.Il y deux ans, à peu près à la même époque de lannée, il y avait des travaux sur la voie ferrée qui passait derrière mon immeuble. Les trains devaient ralentir et avançaient presque au pas dhomme. Il faisait beau et chaud. Je jouais à cache-cache sur le talus de chemin de fer. Un train de marchandises transportant des poutrelles dacier passait à ma hauteur quand une idée saugrenue me traversa lesprit. Je courus le long du convoi, me suis agrippé à un wagon et me suis hissé dessus. Jappelai mes compagnons de jeu pour les inciter à me suivre. Malheureusement, ils ont hésité trop longtemps et le train avait pris de la vitesse. Jen vis un seul qui tenta de me rejoindre. Il saccrocha au wagon qui suivait le mien. Il tint bon sur cinquante mètres. Jai tenté de le rejoindre pour laider, mais il lâcha prise et retomba sur le ballast cul par dessus tête. Je le vis se relever. Il me fit un signe désolé avant de disparaître complètement de ma vue.
Je me retrouvais à bord dun train qui allait me conduire je ne sais où. Pourtant, je ne ressentais aucune peur. Quel danger risquais-je tant que jétais à bord? De me sentir loin de chez moi, était un véritable soulagement. Ma curiosité mentraînait vers linconnu. Le train prit de la vitesse. Le vent se fit de plus en plus fort. Il me fouettait le visage. Son souffle à mes oreilles, plus encore que le vacarme des bogies massourdissait complètement. Grisé par la sensation de vitesse, jen oubliai la notion du temps. Le train traversa la forêt en moins de temps quil ne faut pour le dire. Quel déception! Moi qui navais pas fini den explorer tous les recoins, je la croyais infinie. Je reconnus le pont de Groenendaal. Les champs se succédaient à toute allure. Je pouvais suivre notre progression en lisant le nom des gares: La Hulpe, Genval, Rixensart, Ottignies. Je finis par me demander où cette aventure allait memporter. Je savais que la ligne conduisait à Namur puis Luxembourg. Il faudrait trouver le moyen de descendre bien avant si je voulais rentrer avant la nuit.
Le convoi devait sapprocher de Gembloux. Jai profité d'un ralentissement pour sauter sur le ballast à la façon des parachutistes. Je ne me reçus pas trop mal. Je fis plusieurs culbutes pour terminer ma trajectoire dans les taillis. Javais complètement perdu la notion du haut et du bas. La terre continuait à tourner autour de moi. Il me fallut plusieurs secondes pour reprendre mes esprits. Je finis par me redresser sur mes jambes tremblantes. Un peu amusé par la tournure des événements, jai constaté que je devais offrir un bien triste spectacle. Javais les membres écorchés par les ronces. Mon tee-shirt était sale et déchiré à plusieurs endroits. Tandis que la douleur séveillait sur chaque centimètre de ma peau en sang, ne sachant comment revenir à Bruxelles, jeus un moment de faiblesse. Mais cétait le prix de laventure. Je devais maintenant en assumer les conséquences. Jai ravalé mes larmes inutiles puisquil ny avait personne à attendrir.
Malgré les cailloux du ballast sur lesquelles je manquais à chaque pas de me tordre une cheville et qui me meurtrissaient la plante des pied à travers mes semelles usées, jai dabord suivi la voie ferrée. Jespérais quun train pour Bruxelles roulerait assez lentement pour que je puisse sauter dessus. Je me suis rapidement rendu compte que ce nétait pas réaliste. Il me fallait quitter le chemin de fer pour faire de l'auto-stop. Je nouai mon tee-shirt autour de mon épaule blessée plus pour la cacher que pour la protéger. Quand je mestimai suffisamment présentable, je suis descendu sur une petite route qui longeait le talus. Jai marché parallèlement à ma direction initiale, mais, après un virage, je me suis éloigné du chemin de fer et je me suis retrouvé bientôt en pleins champs. Jétais complètement désorienté. Jessayai plusieurs fois de me renseigner, mais sans succès. Il fallait voir la tête des gens lorsque je leur demandais la direction de Bruxelles. Ils pensaient que cétait une plaisanterie et riaient ou minsultaient. Une dame compatissante mapprit quand même que jétais à plus de quarante kilomètres et me conseilla finalement de rejoindre la nationale 4. Cette idée me plut car je connaissais un peu cet axe routier parallèle à lautoroute pour lavoir emprunté à plusieurs reprises avec mon oncle.
Mon jeune âge ou mon allure découragea les automobilistes les plus généreux. Quand je compris que je devrais marcher longtemps et que je sentis les premières douleurs aux pieds, je marrêtai un instant pour en examiner létat. Avec sa manie de récupérer des affaires usagées, ma mère mavait refilé une paire dAddidas usées et trop grandes. Mon pied flottait à lintérieur et les premières cloches sétaient déjà formées. En prenant soin de ne pas faire de plis, jai enveloppé mes pieds dans des lambeaux de tissus que je déchirais dans mon tee-shirt. Je nettoyai un peu mon épaule et refis le pansement avant de reprendre la route.
Jarrivai à Wavre à la tombée de la nuit. Je nen pouvais plus. Je ne sentais plus mes jambes. Il fallait absolument que je me fasse prendre en stop. Je me suis donc posté bien en vue sur la rampe à lentrée de lautoroute en direction de Bruxelles. Le Parc dattraction tout proche moffrait un alibi. A la faveur de la pénombre, quelquun ne tarderait pas à sarrêter. En effet, je nattendis pas plus de dix minutes avant quune golf blanche stoppe à ma hauteur.
- Salut chef. Je vais à Bruxelles. Est-ce que ça tintéresse?
- Je rentre chez moi à Watermael-Boitsfort.
- Cest presque sur mon chemin.
Il fit de la place sur le siège à sa droite et minvita à masseoir. A peine avais-je attaché ma ceinture quil démarra. Le moteur monta dans les tours. La pédale des gaz ne semblait connaître que deux positions.
- Dans quinze minutes, tu seras chez toi, commenta-t-il. Quel âge as-tu?
- Douze ans.
Je me vieillissais un peu puisquà cette époque, je venais davoir onze ans. Mais on disait que jétais en avance sur mon âge et ce mensonge passa très bien.
- Doù viens-tu comme cela?
- Jai passé la journée à Walibi, mentis-je de nouveau. Mais en jouant avec mes copains, jai perdu mon ticket de train. Alors jessaie de rentrer en stop.
- Cest ainsi quon se retrouve sur le bord de la route en pleine nuit, quasi nu.
Le ton jovial quil utilisait adoucissait à peine le reproche quil venait de madresser. Jai évité toute polémique en gardant le silence. Une fois la voiture lancée sur la bande de gauche, il alluma le plafonnier pour examiner mon épaule. La blessure avait de nouveau saigné. Une grosse tache sétait formée à travers le bandage de fortune. Il souleva mon coude et examina létat de larticulation.
- Ce nest pas dans le parc de Walibi que tu as pu te mettre dans cet état, constata-t-il.
- Je suis tombé.
- Je vois mal quelle chute pourrait te faire de pareilles blessures. De plus, si un gosse sétait blessé, ne fût ce que légèrement, sur une attraction, il y aurait eu une enquête des assurances. On ne laurait certainement pas laissé retourner chez lui tout seul. On aurait au moins téléphoné à ses parents.
- Je nai pas le téléphone chez moi.
- Ton histoire ne ma pas convaincu. Trouve en une autre.
Comme je ne disais plus rien, il ajouta au bout dun moment:
- Note que ça ne me regarde pas. Cétait juste histoire de causer.
Mon chauffeur nétait probablement pas de la police ou de la gendarmerie. Même sil faisait partie de la SNCB, il naurait rien à me reprocher puisque je navais rien cassé. Je lui racontai donc mon aventure. Mon récit lamusa. Je le vis sourire.
- Prendre le train en marche. Le rêve de tous les gosses devant leur télévision.
Je me retins de lui dire que je navais pas la télévision. Ma connaissance des films daventure se limitait à ce que mes camarades voulaient bien men dire. A ce moment, mon estomac gargouilla bruyamment.
- Tu nas pas mangé depuis ce matin, remarqua-t-il.
Jai acquiescé avec résignation.
- Que dirais-tu dun Quick? Personne ne mattend. Je nai pas encore mangé. Je préfère prendre mes repas en compagnie de quelquun. Après, si tu le veux, je te reconduirai chez toi. Jhabite aussi à Boitsfort.
Jacceptai volontiers. De toute façon, au point ou jen étais, le fait de rentrer tout de suite ou dans une heure nallait pas changer grande chose à la solide correction que j'allais recevoir.
Isaline gloussa.- Tu lavais bien méritée cette correction. Avoues-le.
Nous étions étendus côte à côte dans lherbe. Elle me fixait, le regard brillant. Son attention à mon égard me remplissait dun bonheur nouveau. Jétais amoureux. Je lavais compris. Mais le cortège des sensations qui bouleversaient mon coeur et ma tête était une expérience nouvelle, totale et merveilleuse. Pourtant, je savais quelle en aimait un autre. Depuis le sermon de mon oncle la veille, javais déjà décidé de laider à retrouver le fils du diplomate quelle avait rencontré pendant les vacances. La contradiction de mes sentiments ne métait pas encore apparue. Jétais simplement heureux de l'avoir près de moi.Elle me caressa le torse. Des frissons agréables parcouraient tout mon corps. Sans doute à cause de notre intimité nouvelle, elle fit pour la première fois une réflexion qui métait personnelle:
- Pendant que je técoutais, jai pensé que tu faisais n'importe quoi pour téloigner de chez toi. Il ny a pas uniquement cette escapade en train. Tu viens chez nous tous les jours pour toccuper de la piscine, même quand ce nest pas nécessaire...
- Jaime bien nager!
- ... Le samedi, tu reste avec ton oncle toute la journée. Jai entendu un jour mon père sen étonner alors quil parlait du personnel avec ma mère. Pourtant, il nest vraiment pas perspicace quand il ne sagit pas de ses affaires.
Elle avait vu juste et je me suis crispé. Tout à coup, le contact de sa main me mettait mal à laise. Je men voulais quon puisse lire aussi facilement en moi. Elle insista:- Je me demandais pourquoi tu agissais ainsi.
Je voulais quelle mette un terme à son inquisition. Cétait privé. Alors pas touche!- Est-ce quil nest pas temps de rentrer? demandai-je pour changer de sujet.
Machinalement, elle regarda sa montre, puis me fixa dans les yeux.- Je tembête avec mes questions.
- Un peu, fis-je en souriant pour lui montrer quil ne fallait pas insister mais que je ne lui en voulais pas.
Lannée précédente, javais mobilisé tous mes copains pour sauver un pommier perdu sur un petit bout de terrain au croisement des voies de chemin de fer. Le pauvre arbre était en train de mourir étouffé sous le lierre et les ronces. Nous avons défriché le terrain autour de larbre sur plusieurs mètre et, encore maintenant, nous devons intervenir régulièrement pour entraver la progression des mauvaises herbes. Comme pour nous remercier, le vieux pommier donna des fleurs au printemps, des pommes juteuses et sucrées en automne. Cet endroit était devenu notre repère et notre refuge. Combien de mes amis nai-je pas retrouvé ici se cachant pour échapper à une corvée, fuyant devant une correction imminente ou pleurant linconsolable? Je my rendais souvent pour lire ou étudier loin de la porcherie familiale.
Mercredi après-midi, je navais rien de spécial à faire. Il faisait beau. Un temps idéal pour étudier sous notre pommier. Nallez surtout pas penser que je suis un bûcheur. Mais jai beaucoup dautres occupations pas toujours amusantes. Je dois morganiser pour mener de front mes études et le reste. Et on me laisse rarement le choix du reste. Je pris donc mes livres et minstallai confortablement en maillot en plein soleil.
Il devait être quatre heures. Je me distrayais en repensant à la sortie du dimanche après-midi. Le souvenir était bien réel pourtant il me semblait de plus en plus comme issu dun rêve impossible. Quel intérêt pouvait bien rechercher une fille comme Isaline dans une liaison avec un garçon comme moi. Elle a tout ce quelle désire alors que je ne dispose de rien, pas même de moi-même. De plus, au collège, cette semaine, elle ma complètement ignoré. Pas un sourire, pas un regard. Cest comme si elle voulait garder notre liaison secrète. Jaime bien les mystères, mais un petit mot de temps en temps ne lui coûterait rien et ne nous aurait pas trahi. Jen étais à me demander si je la reverrais encore. Peut-être, lavais-je déçue? En tous cas, elle ne men a rien laissé entendre quand nous nous sommes séparés.
Arrivé à ce point de mes réflexions, jentendis une voix que je reconnu tout de suite. Il sagissait de Bruno, dit le Passe-Muraille parce quil ny avait pas son pareil pour sortir dune pièce fermée à clef. On raconte quà six ans, il a préféré sauter à travers une fenêtre plutôt que recevoir la correction paternelle. Il a gardé de cette aventure plusieurs cicatrices dont une en forme de croix sous le menton.
- Comment va le Passe-Muraille? lui criai-je en guise de bienvenue lorsquil franchit la limite des broussailles.
- Mal. Les copains ont crevé mon ballon de foot.
- Le beau? Celui en cuir?
- Celui que jai reçu lannée passée pour mon anniversaire.
- Tu me lapporteras. Jessaierai de le réparer.
- Cest sympa de ta part. Mais je venais pour autre chose. Il y a une meuf qui veut te voir, fit-il en pointant le pouce derrière lui par dessus son épaule.
Elle avait sans doute un peu attendu en arrière pour ménager son effet de surprise. Isaline surgit à son tour des fourrés. Je restai sans voix, lair franchement ahuri. Très contente de sa mise en scène, Isaline me souriait. Le Passe-Muraille samusa de la bonne blague et ajouta lorsque son rire enfantin mourut:- Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire. Je vais vous laisser.
Juste avant de disparaître dans les taillis, il se tourna vers moi et me demanda avec un clin doeil complice:- Gavroche, si tu as besoin de quelque chose, nhésite pas à me le demander. Par exemple, je sais où mon frère cache sa réserve de Durex, des fois que vous ayez envie de gonfler un ballon à deux.
Jaurais dû attraper cet impudent et le rosser pour lui apprendre les bonnes manières. Mais il fut plus rapide et méchappa.- Il est très déluré ce petit, fit Isaline.
- Il na que neuf ans. Cest un genre quil se donne. La seule chose qui lintéresse, cest le football.
- Il ta appelé Gavroche.
- Nous avons tous notre surnom. Cest plus commode quun simple prénom. Par exemple, Passe-Muraille se prénomme Bruno. Si on parle dun Bruno, on ne sait pas sil sagit du concierge, du petit garçon du troisième ou du trisomique du deuxième bloc. Par contre, avec Passe-Muraille, il ny a pas dambiguïté. On mappelle Gavroche à cause de mon nom de famille: Gavrot, Gavroche. Il y en a pour penser que ça se ressemble.
- En tout cas, ça te va bien.
Elle désigna le livre de latin ouvert sur la bâche.- Tu étudies déjà pour la fin de lannée! Moi, je nai pas encore commencé. Ça ne me semble pas si urgent.
- Je nai pas beaucoup de temps pour étudier, alors je my prends suffisamment tôt pour ne pas être dépassé.
- En plus de tes occupations multiples, tu te paies le luxe dêtre un bon élève. Beaucoup tenvient.
- Cest vrai?
Il y eut un blanc.- Jai séché le cours de solfège pour venir te voir. Mon père va être furax, mais je voulais mexcuser pour mon attitude depuis le début de la semaine.
- Jai compris que tu ne tiens pas à ce quon nous voie ensemble.
- Cest un peu cela. Nes-tu pas trop jaloux?
- De qui?
- De mes copains, ceux qui me font la cour à lécole.
- Oh, ceux-là! Je sais que cest surtout pour la frime que tu les fréquentes. Dailleurs, ils ne se prennent pas vraiment au sérieux.
- Tu es dur envers eux. Pour certains garçons cest très important de se montrer avec une fille.
- Moi, si un jour jai une petite amie, ce ne sera pas pour lexhiber comme un animal de cirque.
Jai désigné la bâche.- Elle est assez grande pour que nous nous y installions tous les deux. Si tu le désires, je peux la tirer à lombre.
- Non, laisse la comme cela. Je vais faire comme toi et bronzer un petit peu. Il fait si beau.
Elle fit tomber son pantalon et son chemisier ne gardant quun bikini rose très léger. Elle sétira avant de sétendre sur la bâche. Comme je restais debout, elle me fit signe de me coucher près delle. Jobéis prestement et mallongeai sur le ventre pour quelle ne puisse pas voir mon émoi grandissant. Je devinais que Passe-Muraille nétait pas loin à nous espionner. Je ne devais pas compter sur sa discrétion. Sûr quon allait jaser sur mon compte.- Parle-moi de la Yougoslavie.
Je nétais pas étonné quelle me demande de raconter mon dernier voyage. En général, je marrange pour que mes fugues restent discrètes et surtout que la nouvelle narrive aux oreilles de mon oncle. Jai tellement peur de le décevoir. Donc, à la veille des vacances de Pâques, javais dit à tout le monde que jallais à un camp scout. Malheureusement, au début des vacances, plusieurs locaux du collège ont été incendiés. Pour je ne sais quelle bonne raison, les enquêteurs arrivèrent chez moi. Mes fugues successives et le casier judiciaire de mon frère faisaient de moi le coupable idéal. Quand il savéra que je nétais pas parmi les pensionnaires du camp où jétais censé me trouver, ce fut lémoi général. Cest pour cela que la nouvelle de ma dernière escapade ma rendu célèbre dans tout le collège.- Ce nétait pas mon premier coup dessai, mais certainement le plus ambitieux.
- Pourquoi la Yougoslavie?
Jai repensé aux longs préparatifs pour ce voyage.- Je crois que, sans laide de Mathieu, je ny serais jamais allé.
- Qui est Mathieu?
- Cest un ami. Je lai rencontré peu après lépisode du train. On séchange des services. Pour linstant, il est volontaire et conduit des camions daide humanitaire. Les histoires quil ma raconté mont donné envie daller voir par moi-même. Il ne sest pas laissé convaincre facilement. Il me disait tout le temps que ça pouvait être dangereux. Puis, il sest fait à lidée.
- Quas-tu fait un fois arrivé sur place?
- Mathieu avait exigé que je reste dans un dispensaire de campagne à la garde dune infirmière de la Croix Rouge. Jai aidé à la distribution des colis. Parfois, on me demandait daccompagner un médecin pour les séances de vaccination. Je me faisais piquer devant les enfants pour les rassurer. Lorsque javais un peu de temps, je courais la campagne. Un jour, par hasard, jai rencontré un garçon à peu près de mon âge qui transportait des briques dans une brouette trop lourde pour lui. Je lai aidé. Comme on ne parlait pas la même langue, on communiquait par geste. Parfois on échangeait un ou deux mots danglais, mais cétait très sommaire. Il ma présenté à sa famille qui ma accueilli très chaleureusement. Evidemment, ils nétaient pas désintéressés puisque jarrivais presque chaque fois avec des vêtements ou des vivres. Mais je crois que leur amitié était sincère. Grâce à eux, jai pu voir des tas de choses que je naurais jamais été capable de trouver tout seul.
- Mathieu est passé deux fois avant de me reprendre à la fin des vacances. Il ma ramené la nuit qui a précédé la rentrée. Je suis juste passé chez moi pour prendre mon cartable. Ma mère et mon frère nétaient pas encore levés ce qui fait que je nai appris lhistoire de lincendie quà lécole, de la bouche même du directeur et des inspecteurs.
- Tu sais sans doute quils ont fini par trouver les coupables.
Jai acquiescé dun hochement de tête.- Heureusement, sinon ils auraient toujours des soupçons à mon égard malgré le témoignage de Mathieu. Ce nest pas amusant de se faire traiter de criminel.
Isaline ne resta quune petit heure et me questionna sur tous les détails pratiques de mon voyage. Avant de partir, elle me dit quelque chose qui me fit très plaisir:- Jaime bien me trouver avec toi. Jai confiance en toi. Je voudrais que nous soyons toujours amis.
Avez-vous jamais eu une intuition? Il ne sagit pas de deviner lavenir en regardant dans une boule de cristal. Ça se passe complètement dans la tête. Les souvenirs sorganisent. Les idées sorganisent. Cest comme si une lumière nouvelle éclairait une série de faits apparemment sans relation et leur donne tout à coup un sens.
Au cours dune nuit qui a suivi la visite dIsaline sous mon pommier, jai cru deviner ses intentions. Je savais quelle en aimait un autre. Mon loncle me lavait dit. La conversation avec le père dIsaline me lavait confirmé. Elle-même avait insisté sur le fait que nous étions amis. Pas amoureux, ni amant. Pour linstant son père avait interdit quIsaline voit à nouveau le garçon quelle aimait. Comme elle mavait beaucoup questionné sur la manière dorganiser seul un voyage, je pensais quelle se préparait à rejoindre son petit ami par ses propres moyens et contre la volonté de son père. En fait, elle mutilisait à mes dépens. Javais accepté lidée dun amitié sincère faute dun amour durable. Mais là, je me sentais humilié.
Si nous nous étions vus dans les jours qui ont suivi, je me serais sans doute énervé et jaurais mis fin à nos rencontres. Dailleurs, javais même pensé ne plus retourner travailler chez les Tilman. Adieu les baignades gratuites et tant pis pour mon oncle.
Le week-end suivant, Isaline était partie en province chez ses cousins. Pendant quelle se promenait en vélo, jeus le temps de réfléchir et de comprendre. Certes, Isaline se servait de moi, mais, dun autre côté, cétait une chance quelle ait besoin de moi. Quelle autre occasion aurais-je eu de pouvoir lapprocher? Cela faisait deux ans que je travaillais dans le Parc de son père et que je nettoyais leur piscine. Elle ne mavait jamais regardé auparavant. Ne serait-il pas plus judicieux de profiter à mon tour de la situation? Puisque jaimais me trouver près delle, lui parler, lécouter ou simplement lui tenir compagnie, devrais-je me punir en lui refusant mon aide sous prétexte quelle ne me mettait pas dans la confidence? A sa place, est-ce que je naurais pas agi de la même manière? De plus, je savais être patient. Je ne désespérais pas de la faire changer davis à mon sujet.
Cette fois-ci, résolu à laider jusquau bout, je me mis à réfléchir à son projet et à rassembler tous les éléments dont je disposais pour en parler dès son retour. Loccasion ne se fit pas attendre. Pas plus tard que lundi, au cours de mon bain matinal dans la piscine des Tilman, je fus surpris par le corps bronzé dune nymphe qui plongea en méclaboussant juste à côté de moi.
- As-tu eu peur? demanda-t-elle avec un petit sourire moqueur lorsquelle refit surface.
- Tu rigoles. Comment sest passé ton week-end?
- Splendide. Grâce à notre petit tour en vélo, je nai pas été trop godiche. Je te remercie. Et toi, quas-tu fait?
- Comme dhabitude: le samedi pour mon oncle, le dimanche pour mon frère.
Je marquai un temps de silence pour me donner de la contenance.- Isaline, il faut que je te parle. Ce week-end, jai réfléchi...
- Tu as réfléchi ce week-end! Mais cest un événement qui sarrose, fit-elle en méclaboussant le visage.
Je navais pas de chance, elle était dhumeur espiègle. Je ne répondis pas à la provocation et lui ai répété que je voulais lui parler. Je la fixais droit dans les yeux et elle comprit que je ne plaisantais pas. Elle me regarda plutôt intriguée.- Mercredi passé, tu mas proposé ton amitié. Je laccepte volontiers pourvu que tu maccordes aussi ta confiance.
- Quest-ce que ça veut dire?
- Je pense que tu te prépares à retrouver quelquun. Je crois quil sagit du fils dun diplomate. Tu las rencontré pendant les vacances alors que je me promenais en Yougoslavie...
- Tu délires complètement!
- Tu vois que tu ne me fais pas confiance!
Son regard était rempli dune émotion si profonde et si intense que je pris peur. Je préférai lui donner raison. Je savais quavec le temps elle accepterais mon aide. Je baissai les yeux:- Admettons que je naie rien dit. Je me suis monté la tête. Pardonne-moi.
Je lui ai rendu la salve deau quelle mavait envoyé peu avant. Elle sest lancée à ma poursuite. Comme elle était très bonne nageuse, elle ma rejoint rapidement et ma enfoncé la tête sous leau. Puis, nous avons joué sans voir le temps passer. Vers huit heures, Gisèle nous rappela à lordre.- Mademoiselle Tilman, vous allez être en retard à lécole. Dépêchez-vous.
Isaline est sortie directement sans prendre le temps de se sécher. Elle emporta ses affaires pour se changer dans sa chambre. Pendant ce temps, jeus droit à une solide remontrance de Gisèle. Elle me fit tout ranger autour de la piscine avant de me laisser partir. Jétais à peine sorti de la propriété que la voiture des Tilman me dépassa en emportant Isaline. Elle serait à lheure alors que, moi, avec le tram, jaurais de la chance si je pouvais seulement assister à la deuxième heure de cours de la matinée. A ma grande surprise, la voiture sarrêta un peu plus loin et recula pour revenir jusquà ma hauteur. Une portière sentrouvrit et Isaline mappela:- Viens avec nous.
Le fait quIsaline me propose de laccompagner à lécole était un grand changement dans nos relations. Si elle gardait ses distances pendant la journée, notre arrivée cependant ne passa pas inaperçue. Mes copains ne tardèrent pas à minterroger à ce sujet. Je restai discret ne parlant que des travaux que jeffectuais pour le père dIsaline. Par pudeur, je nai pas évoqué nos jeux aquatiques. Je savais davance quils auraient interprété de travers chacun de mes mots. Les rares moments dintimité que javais avec Isaline constituait une espèce de jardin secret que je voulais protéger à tout prix.Javais mis Isaline dans lembarras. Javais été trop direct. Jaurais dû y mettre plus de tact, faire des allusions plutôt quaborder un sujet personnel aussi brusquement. Je ne la revis pas de toute la semaine. Au cours des récréations, jai surpris plusieurs fois son regard dans ma direction. Son attitude quoique discrète fut remarquée par plusieurs de ses courtisans et suscita une jalousie exacerbée. Jeus à faire face à des agressions plus ou moins directes. Les épisodes les plus anodins furent le vol de mes affaires de sport et des livres que je laissais dans mon pupitre en classe. Au cours dune bousculade, on me fit trébucher et jai dévalé la tête la première toute une volée descaliers. Malgré mes bleus, jeus juste le temps de me relever pour retenir un camarade qui tentait de molester le coupable de deux têtes plus grand que lui. Enfin, ce fut dans les caves du collège queut lieu lexplication finale. Je rangeais du matériel didactique après les cours quand je me suis retrouvé entouré par trois élèves de quatrième. Jeus mon compte mais je rendis tous les coups.
Lenquête du proviseur calma les esprits. Lhomme nous confronta tous les quatre dans son bureau. Je vis les trois grands devenir blêmes. Ils craignaient que je ne les dénonce. Je ne le fis pas ouvertement. Par mes propos équivoques, jentretenais le doute. Ils savaient que dorénavant je navais quun mot à dire pour quils soient renvoyés du collège. Javais enfin un moyen de pression contre eux et ils me laissèrent tranquille.
Le samedi suivant alors que je laissais flotter mes membres endoloris dans leau, Isaline vint me rejoindre et sassit au bord de la piscine. Elle se sentait responsable de ma mésaventure.
- Je ne reverrai plus jamais ceux qui tont fait cela. Je leur ai fait comprendre que je nappréciais pas leurs méthodes. Je naime pas quon me considère comme un trophée qui récompense le vainqueur dun pugilat gratuit.
Jétais si heureux de la voir que jen avais presque oublié lincident. Je regrettais quelle ait dû intervenir. Je me culpabilisais car ma seule présence lui avait amené des ennuis.- Cest arrivé de ma faute.
- Tu dis nimporte quoi. De toute façon, cétaient des crétins et ils magaçaient. Tu mas donné une bonne occasion dy mettre un terme. Et puis, si cest vrai que pour un de perdu on en retrouve dix, je ne perdrai pas au change. Dès lundi, ils seront trente à me faire la cours.
Jai pouffé.- Tu aimes bien les faire marcher, fis-je remarquer.
- Ils sont si bêtes.
Jeus le sentiment que cela sappliquait aussi à moi. Elle remarqua mon expression se rembrunir.- Jen connais un au moins qui fait preuve de perspicacité.
Elle me regardait dune telle manière que je neus aucun doute: elle parlait de moi. Son sourire me ravissait. Javais soudain envie qu'elle me rejoigne.- Viens-tu nager? lui demandai-je.
- Pourquoi pas?
Elle se leva et fit tomber ses survêtements. Jeus à peine le temps dentrapercevoir son nouveau maillot avant quelle ne disparaisse dans leau. Nous avons nagé côte à côte. Javançais lentement et elle devait sarrêter souvent pour mattendre. Nous discutions comme deux compagnons qui faisaient route ensemble. Jeus le pressentiment de ce qui nous attendait. Je ne regrettais rien même si, pour linstant, je navais quun rôle de figurant sur la scène des amours dIsaline.Au bout dun moment, je dus sortir de leau. Javais froid et mes membres me faisaient mal. Elle vit ma démarche raide et mal assurée. Elle sinquiéta.
- Ça ne va pas?
- Dès que je me serai réchauffé ça ira mieux.
Elle sortit de leau à son tour et mentraîna vers le vestiaire.- Je vais te frotter pendant que tu prendras ta douche. Tu auras tout de suite plus chaud.
Elle ne croyait pas si bien dire. Elle ma massé le dos et les épaules avec douceur. Je me détendais. Tandis que mes muscles se relâchaient un à un, la douleur satténua jusquà disparaître complètement.- Cest comme si je moccupais dun petit frère. Tu as la peau si douce.
Je fermais les yeux ivre de bonheur. Pris dune soudaine pudeur, elle interrompit le mouvement de ses mains.- Je ne te dérange pas au moins?
Jai tourné la tête pour quelle puisse voir mon visage.- Jaimerais bien être ton petit frère pour que tu puisses toccuper de moi tous les jours.
Sa réaction me surprit. Elle menlaça par la taille et se serra contre moi, le joue sur mon épaule. Je sentais son souffle dans mon cou. Jentendis sa voix vibrante démotion.- A mon coeur, tu seras le plus cher des petits frères si tu maides à rejoindre Tanguy.
Comment pouvais-je le lui refuser? Elle me demanderait de cueillir les étoiles que je me ferait magicien pour son bonheur. Je lui ai caressé les cheveux.- Je tai déjà dit que tu pouvais compter sur moi.
Elle leva vers moi des yeux rouges chargés de larmes.- Tu laimes tellement, ai-je constaté dans un souffle.
Elle resserra son étreinte et laissa libre cours à ses sanglots. Ballot, je ne sus que faire de mes mains inutiles tandis que le jet continu de la douche crépitait à nos oreilles et inondait nos corps presque nus.Le petit ami dIsaline sappelait Tanguy de Matagne. Le père de lélu était ambassadeur et dirigeait plusieurs entreprises héritées de sa famille. Isaline mexpliqua que les intérêts de monsieur Tilman et du père de Tanguy sétaient opposés pour lobtention dune adjudication où la spécialisation de leur sociétés respectives se complétaient admirablement. Plutôt que sassocier pour gagner lappel doffre, ils ont préféré se faire concurrence et virent laffaire emportée par un entrepreneur étranger. Les deux hommes en avaient gardé une rancune tenace, incapable lun et lautre dassimiler la leçon du passé. Je vis en Isaline et Tanguy les nouveaux Roméo et Juliette des temps modernes. Mais je comptais bien réécrire lhistoire pour que, cette fois, elle se termine bien.
Isaline voulait retrouver Tanguy pendant les prochaines grandes vacances. Dans le discours incendiaire quelle mena à voix étouffée à quelques mètres seulement des oreilles concernées, je compris pour la première fois que lamour de Tanguy nétait pas lunique raison de cette bravade contre lautorité paternelle.
Du mois de juin, je ne garde aucun souvenir précis, juste une impression diffuse dune activité de tous les instants. Entre les examens de fin dannée et mes différentes obligations pour monsieur Tilman, mon oncle et mon frère, je trouvais le temps de voir Isaline. Je me reposais rarement, sans cesse en train de courir dun endroit à lautre. Je me sentais bien dans ma peau. Je me découvrais sans cesse des forces nouvelles, repoussant régulièrement les limites qui mexaspéraient tellement quand jétais petit.
Largent fut notre principal souci. Isaline disposait dun compte en banque copieusement alimenté par sa famille, mais son père en avait bloqué laccès. Javais bien des économies personnelles qui pouvaient suffire à condition de faire attention. Je risquais de tout perdre dans cette aventure, mais ce nétait pas le moment de se montrer mesquin et je fis taire mes derniers scrupules. Ce problème étant ainsi posé, je le pensai définitivement résolu. Jai alors constitué léquipement dIsaline. Le mien faisait dans les douze kilos sans provisions. Etant plus grande que moi, elle navait malheureusement pas lhabitude de la marche. Jessayai donc de lui faire un sac un peu plus léger. Jy suis arrivé péniblement en usant dun maximum de persuasion et en prenant un peu plus de matériel sur mon dos. En effet, nous navions pas du tout la même notion de lessentiel.
Isaline avait contacté discrètement Tanguy que son père envoyait suivre un stage dans une université anglaise pendant les deux premières semaines du mois de juillet. Ensuite, il descendrait le 13 juillet à Cannes pour passer le restant de ses vacances dans la somptueuse propriété familiale. Nous avons tout de même décidé de partir le 28 juin, le jour même de la proclamation de nos résultats parce que cela nous semblait le meilleur moment pour quitter nos familles respectives. Nous avions deux semaines pour traverser la France alors que nous aurions pu le faire en deux jours seulement. Je pourrais vous énoncer les mille et une raisons qui nous ont poussés à faire ce choix, mais je crois avant tout quIsaline, comme moi, avait entendu lappel de laventure.
Nous devions nous retrouver le soir à la gare du midi sur les quais du terminal TGV. Cétait un luxe au dessus de nos moyens mais cétaient les seules places que jétais parvenu à réserver à cause des départs en vacances. Jétais en retard. Isaline mattendait déjà. Son expression trahissait une profonde angoisse. Je portais les deux sacs. Suant, exténué par la course que je venais de faire, je me laissai tomber par terre à côté delle.
- Tu es enfin là. Je croyais que tu narriverais plus.
- On a le temps, fis-je un peu irrité par sa peur. Il ny a pas de raison de sen faire.
Jétais injuste vis-à-vis delle car cétait la première fois quelle désertait le foyer familial.- Calme-toi. Imagine-toi que nous sommes deux vacanciers en partance pour Paris. Regarde, nous ne sommes pas les seuls de notre âge à voyager sans nos parents...
Je lui montrai un groupe de jeunes un peu plus loin sur le quai.- ...comme ceux-là qui partent avec la bénédiction de papa et de maman. Dailleurs, nous devrions nous mêler à eux. On passerait tout à fait inaperçu.
Elle me saisit le bras.- Non, sil te plaît. Il faut dabord que je mhabitue.
- Comme tu veux.
Javais des frissons. Je passai les bras autour de mes jambes pour essayer de me réchauffer. Je me sentais un peu las. Jappuyai mon front sur les genoux. Au bout dun moment, Isaline sétonna de mon attitude. Elle me prit la main.- Daniel, tu as les doigts glacés. Quest-ce qui se passe? Ça ne va pas?
Je levai la tête.- Tout va bien, ...
- Je vois bien que ça ne va pas. Tu es si pâle.
- Ne tinquiète pas, lui répondis-je avec un sourire pour la rassurer. Jai un peu de fièvre pour linstant, mais ça va passer.
- Tu es malade! Si tu es malade, on ne peut pas partir.
Elle me regardait dun air si apeuré que jeus pitié delle. Je fus sur le point de renoncer. Tout serait plus facile si elle faisait demi-tour maintenant et quelle laissait les vacances saccomplir comme ses parents lavaient prévu. Puis je revis le regard furieux de mon frère. En fouillant dans mes affaires comme il en avait parfois lhabitude, il avait trouvé les tickets de trains et mes économies. Lexplication qui suivit fut douloureuse pour nous deux et minterdisait tout retour en arrière avant longtemps. J'étais incapable de lui expliquer ce qui m'arrivait, mais j'ai essayé de lui faire comprendre que, maintenant moi aussi, je devais partir.- Si tu veux laisser tomber, rentre maintenant. Mais malade ou pas, je continue. De toute façon, je ne peux pas rester ici. Au plus loin nous irons, au mieux je me porterai.
- Es-tu sûr?
- Jen suis sûr.
Elle ne semblait pas convaincue mais changea tout de même de sujet.- A propos, je voulais te féliciter pour ta deuxième place. Tayant vu faire, cétait vraiment très fort.
- Jaurais voulu la première place pour mon oncle, mais cette année la concurrence était vraiment trop dure.
Ma modestie ne fut pas mise à lépreuve trop longtemps car le train entra en gare. Nous nous sommes installés côte à côte. Le train est parti à l'heure. Je passai le voyage dans un état second. Lorsque je ne somnolais pas, j'étais à la toilette. Je me rendais bien compte que Isaline était inquiète. Notre départ ne s'était pas déroulé dans les meilleurs conditions.Lorsque le train est arrivé à Paris, il faisait encore jour et je me sentais mieux. Nous avions prévu de passer le week-end dans la métropole. Dune part, il y avait moins de risque de se faire repérer une fois que lon se perd dans la foule. Dautre part, jespérais y trouver un moyen de locomotion pour descendre vers le sud. Javais déjà réglé le problème du logement depuis longtemps. Des amis que javais rencontrés durant les vacances de Noël avaient accepté de nous héberger pendant le week-end. Grâce au métro, nous fûmes chez eux en moins dune heure. La nuit tombait quand nous avons sonné à lentrée du petit appartement sous les combles dun vieil immeuble du septième arrondissement. François Duroy, lheureux père de trois garçons, nous accueillit:
- Daniel. Te voilà enfin. Bonjour mademoiselle, fit-il a lattention dIsaline avant de se retourner en direction de la chambre. Françoise, Daniel est arrivé avec sa petite amie. On va pouvoir y aller.
Ce nétaient pas la première fois quils me faisaient le coup. Ils profitaient de ma présence pour sortir. Sans demander notre avis, ils nous confiaient leur progéniture. Françoise lut la déception sur le visage dIsaline.- Je me doute que ce nest pas ce dont vous rêviez pour votre première soirée dans la capitale. Mais nous avons reçu cet après-midi deux places pour un spectacle. Mon mari et moi avons tellement rarement loccasion de sortir ensemble.
Jai échangé un regard avec Isaline. Je vis bien que cela ne lenchantait pas. Elle comprit cependant que je nétais pas très en forme pour sortir et que nous ne pouvions pas refuser ce service à nos hôtes. Tandis que les enfants nous faisaient la fête, les parents séclipsèrent discrètement. Isaline fut dabord réticente, mais la spontanéité des deux aînés eut rapidement raison de sa réserve. Les Duroy nétaient pas un modèle dorganisation. Tous les deux étaient dans linformatique et travaillaient beaucoup. Les petits navaient pas mangé malgré lheure tardive. Pendant quIsaline donnait la panade à Sébastien, jai préparé le repas. Christophe, 3 ans, et Nicolas, 6 ans, ont dîné avec nous. Lorsque nous avons eu fini, laîné voulut me montrer ses progrès en lecture, puis je leur ai raconté une histoire. Ensuite, il fallut jouer au gendarme pour les coucher. Sébastien ne posa pas de problème pour sendormir. Son lit se trouvait à lécart dans la chambre des parents. Par contre, les deux autres dormaient ensemble et narrêtaient pas de se chamailler. Ils étaient sans doute énervés à cause de la chaleur. Lorsquenfin nous avons obtenu la paix, Isaline et moi, nous nous sommes effondrés dans le canapé.- Quelle énergie! Jai cru quils ne se calmeraient jamais, sexclama-t-elle.
- Cest à cause de cette fournaise. Nous sommes juste sous le toit et le soleil a donné toute la journée. Mais ne nous plaignons pas trop. Ça pourrait être pire.
Je me levai.- Où vas-tu?
Je lui montrai la cuisine où traînait la vaisselle sale de la semaine.- Ranger. Et si je disais que cest un véritable capharnaüm, il faudrait le comprendre comme un euphémisme. Cette odeur ne te dérange pas?
- Tu ne vas tout de même pas nettoyer leurs saloperies.
Isaline et ses remarques bourgeoises!- Rien ne les obligeait à nous loger. Ils apprécieront le geste et nous inviteront encore. De toute façon, je men occupe. Tu peux allumer la télévision si tu veux.
- Ça cest une bonne idée.
Je commençai par allumer le chauffe-eau qui effrayait tellement Françoise. Tandis que je rinçais les plats sous le robinet, Isaline se mit à jouer avec la télécommande et les programmes senchaînèrent sans queue ni tête. Finalement, la télévision séteignit. Je navais pas fini de remplir le bac deau chaude quIsaline demandait dans mon dos ce quelle pouvait faire pour maider.Jétais content de retrouver Paris. Quel changement depuis la Noël! Là où je me promenais emmitouflé des pieds à la tête, je courais torse nu sous un soleil de plomb. Cette ville mémerveille. Ses grandes avenues, ses vieux quartiers, ses immeubles centenaires, ses places chargées dhistoires libèrent mon esprit. Je découvre sans cesse de nouvelles perspectives qui me font paraître bien dérisoire les quelques joyaux de ma ville natale et dont les Bruxellois sont si fiers.
Une livraison urgente dun programme informatique les ayant mobilisés pour le week-end, les Duroy nous avaient laissé la garde de leurs petits "monstres", ainsi quils les surnommait avec tendresse. Après tout, ce nétait pas une façon désagréable de visiter Paris. Les deux aînés allaient devant nous en roller-skate. Nous suivions avec les vivres, les boissons et la poussette du petit. De Parcs en musée, nous avancions au gré de notre fantaisie. Nous chahutions dautant plus que nos protégés ne manquaient pas de répartie lorsque quelquun avait la mauvaise idée de nous rappeler à lordre.
Nous sommes partis lundi matin de très bonne heure pour nous poster à une écluse de la Seine en amont de Paris. Lidée était dIsaline. Une de ses amies prétendait quà loccasion dun camp scout, elle et sa patrouille avaient remonté la Sambre à bord dune péniche. Un batelier avait accepté de les prendre au passage dune écluse. Effectivement, nous navons pas dû attendre longtemps. Un couple nous a fait monter à bord et nous a conduit à Fontainebleau une soixantaine de kilomètres plus loin. Ce nétait pas un moyen de transport rapide, mais nous avions le temps et lexpérience était intéressante. Il nous a fallu plus de sept heures pour couvrir la distance. Outre le fait que les bateaux ne peuvent pas dépasser les dix kilomètres heures à cause des dégâts quils provoqueraient aux berges, il y a le passage des écluses. Même si elles sont en général complètement automatisées, le bateau est tout de même immobilisé à chaque fois pendant une dizaine de minutes. Lhomme me faisait participer aux manoeuvres. Sil pardonnait volontiers mes maladresses, lhilarité dIsaline mirritait et me faisait perdre mes moyens. En plus des nouveaux noeuds, il ma montré quen enroulant la corde autour dune bitte damarrage il pouvait retenir une péniche de plusieurs tonnes à la seule force de son poignet.
Comme laprès-midi était déjà avancée, nous sommes entrés dans la forêt de Fontainebleau pour y passer la nuit. A cause du silence dIsaline, je devinais quelle était un peu inquiète de dormir dans les bois. Je redoublais dimagination pour inventer de nouveaux sujets de conversation. Vers sept heures, nous nous sommes arrêté dans une petite clairière à lécart des chemin. Tandis que nous mangions, nous avons aperçu quelques chevreuils intrigués par notre présence. Il faisait si doux que nous navons pas dressé la tente. Couché dans lherbe, nous pouvions suivre la course des étoiles entre les frondaisons des arbres. Nous avons beaucoup parlé en attendant le sommeil. De temps en temps, nous étions interrompu par des bruits provenant de la forêt et parfois tout proches. Moi-même, je nétais pas toujours très rassuré. Pourtant, je ne manquais pas dexplications pour mettre Isaline en confiance. A laurore, il fit soudain plus froid. Nous nous sommes blottis lun contre lautre pour nous réchauffer. Vers cinq heures, il faisait déjà jour. Tout autour de nous, la rosée avait recouvert la végétation. Jai préparé un peu de café et nous sommes partis sitôt après avoir mangé.
Ce jour-là, ainsi que les jours suivants, nous avons fait de lauto-stop. Pour satisfaire la curiosité de nos généreux chauffeurs, nous racontions toujours la même histoire: nous faisions de la randonnée avec nos parents; restés en arrière quelques jours chez des amis, nous devions rejoindre notre famille par la route. Devenus de véritables complices, nous improvisions mille détails pour enrichir notre récit. Le plus difficile était de trouver lâme compatissante qui accepte de sarrêter. Nous avions un succès très modéré auprès des automobilistes. Cependant, il ne fallait pas se plaindre: nous parcourions tout de même plus de cents kilomètres par jour. Nous aurions pu faire beaucoup plus dans dautres circonstances. Afin de paraître plus crédible, nous annoncions une destination raisonnablement proche, rarement plus éloignée que 50 kilomètres. Plus dune fois, victime de notre propre mensonge, nous avons dû prendre congé dun chauffeur qui aurait pu nous déposer bien plus loin. Les gens étaient très corrects avec nous. Le seule service quils réclamaient en échange de leur bonté était de leur faire un peu de conversation. Il y eut bien quelques exceptions. Entre autres, je me rappelle dun vieux couple qui nous a pris entre Chambéry et Grenoble. Ils nont pas cessé de se disputer pendant tout le trajet. Dans le véhicule, témoins involontaires de leurs querelles, nous gardions le silence. Ils nous ont déposés à lentrée de Grenoble. Dés que la voiture eut disparu, il a suffit dun échange de regards pour quenfin nous éclations de rire. En effet, lhomme et la femme se disputaient pour rien. Du peu que nous avions entendu, nous avions compris quils étaient daccord sur le fond mais quils le disaient avec des mots différents. Chacun, obnubilé par sa propre colère, nentendait pas lautre.
Pour passer les nuits, nous évitions systématiquement les refuges, les campings et les auberges où la police aurait pu nous cueillir facilement. Nous campions le plus souvent dans les bois ou sur un terrain privé, avec ou sans autorisation. Une fois, alors que nous venions de dépasser Auxerre et que nous cherchions un endroit où passer la nuit, nous avons été surpris par la pluie et nous nous sommes réfugiés dans un château que nous pensions être abandonnée. Nous sommes entrés par une serre en ruines attenante au bâtiment. Bien que nous étions au sec, nous ne nous sentions pas à laise. Quelque chose dindéfinissable, voir de malsain, régnait sur cette demeure. Serré lun contre lautre pour nous rassurer, nous étions en train dexplorer le premier étage lorsque nous avons été interpellés par un homme. Il barrait le chemin vers lescalier. Nous ne pouvions même pas prendre la fuite. Sil nétait pas propriétaire de ces lieux, il se comportait comme tel. Peu amène, il nous a demandé très sèchement ce que nous faisions là. Mes explications embarrassées nont convaincu personne, mais il a été attendri par lair malheureux dIsaline qui était en train de prendre froid. En maccusant dimprévoyance et de maladresse, il nous a conduits dans un des salon. Dehors, le ciel était noir et lorage grondait. Un grand feu crépitait dans un âtre si grand quon aurait pu sy tenir debout tous les trois. Il nous fit retirer nos vêtements trempés et, une fois changés, nous nous sommes assis autour des flammes. Si laccueil avait été plutôt glacial, lhomme savéra être un grand bavard et un compteur exceptionnel. Nous avons partagé nos provisions. Il nous a offert du vin probablement emprunté aux réserves de la maison et dont jai abusé. Nous nous sommes couchés après minuit. Jai dormi comme une masse. Je me suis réveillé longtemps après le lever du soleil avec la nausée et un solide mal de tête. Le vagabond nous avait quitté pendant notre sommeil. De toute évidence, nos affaires avaient été déplacées. Il avait fouillé nos sacs, mais rien avait disparu. Fort dune expérience que je nai pas toujours acquise de manière heureuse, je naccordais quune confiance relative aux personnes rencontrées au hasard des chemins. Javais heureusement gardé sur moi nos papiers et notre argent.
Une autre fois, une vieille dame nous a offert lhospitalité de sa petite villa. Elle nous avait dépassé en voiture quelques minutes plus tôt sans sarrêter. Nous lavons rejointe un peu plus loin. La voiture était rangée sur la bas côté, en panne. Jai proposé mon aide. Un méchant clou avait crevé le pneu avant droit. Je navais quà changer la roue. Ce nétait pas bien difficile, mais cela semblait déjà trop compliqué pour cette charmante dame. En nous remerciant, elle proposa de nous déposer un peu plus loin. Entasser bagages et passagers dans une si petite voiture tenait de lexploit et cela aurait été impossible si le contenu et le contenant navaient pas été doués dune certaine élasticité. Chemin faisant, comme la nuit tombait inexorablement, elle sinquiéta de nos projets. Quand je lui ai répondu que nous avions lintention de camper, elle salarma et nous accusa dêtre inconscients. Alors que jessayais de la rassurer, Isaline en ajoutait, évoquant les bruits inquiétants provenant parfois des bois, les ombres menaçantes et notre rencontre avec le vagabond de Auxerre. Au moment où la charmante dame proposa de nous héberger, Isaline me fit un clin doeil complice.
La seule fois où jai eu vraiment peur, ce fut un samedi soir, juste avant darriver à Grenoble. Nous nous avions trouvé refuge dans un petit village. Sur tous les murs, des affiches annonçaient un bal dans la salle des fêtes. Le prix de lentrée nallait pas grever notre budget pourtant déjà très serré. Nous avons décidé de nous y rendre pour se changer les idées. Le public était essentiellement constitué de jeunes parmi lesquels nous passions tout à fait inaperçus. Quelques-uns venaient du village, mais la plupart étaient des touristes de passage comme nous. Lambiance était sympathique. Le disk-jockey, un gars du village, compensait son amateurisme par son humour et son esprit dà-propos. Isaline et moi, nous nous étions séparés. Je marrêtais parfois de danser pour bavarder et faire des connaissances. Javais remarqué quun adolescent plus âgé tourmentait Isaline. Chaque fois quelle le repoussait, il disparaissait quelques temps, mais revenait toujours à la charge. Tant quIsaline maîtrisait la situation, je ne voyais pas la nécessité dintervenir au risque de jeter de lhuile sur le feu. Peu après minuit, je me suis soudain rendu compte quils avaient disparu tous les deux. Inquiet, jai parcouru la salle dans tous les sens à la recherche dIsaline. Espérant la trouver aux toilettes, je me suis dirigé vers larrière salle. Un appel étouffé mest parvenu depuis la cours. Je suis sorti. Dans lobscurité, cest à peine si je les ai vus. Isaline avait beau de débattre, le garçon limmobilisait contre le mur. Dune main, il lui serrait la bouche pour lempêcher de crier. De lautre, il essayait de lui ouvrir les cuisses. Mon sang na fait quun tour. Je me suis jeté sur le violeur. Je lai roué de coups, de toutes mes forces, népargnant pas les parties qui font mal. Il était plus grand et plus fort que moi. Il aurait pu massommer dun seul coup de poing, mais je lavais pris par surprise. Cest à peine sil sest défendu. Il est parti en boitant, les mains entre les jambes. Nous étions seuls. Isaline sétait recroquevillée au pied du mur et essayait de cacher ses larmes entre ses bras. Je me suis assis à côté delle pour la rassurer. Elle sest blottie contre moi. Ses vêtements avaient été déchirés et son menton était couvert de sang. Lorsquelle fut plus calme, je suis allé chercher un peu deau pour lui laver le visage. Puis nous sommes partis sans repasser par la salle des fêtes. Isaline a gardé pendant plusieurs jours une petite cicatrice à la lèvre inférieure, mais nous navons plus jamais parlé de lincident.
Isaline avait mis un chemisier et une minijupe quelle avait gardée dans son sac pendant tout le voyage. Elle sétait maquillée à outrance et avait mis du gel dans ses cheveux. Sans doute, que cet accoutrement excite un certain genre de garçons. Personnellement, je la préférais au naturel.
Bien quil était seulement dix heures du matin, il faisait déjà chaud lorsque nous nous sommes présentés à lentrée de la propriété. Doù nous étions, il était impossible de voir la villa, mais ça sentait déjà le luxe à outrance. Pas très éloignés, nous entendions des cris denfants jouant dans une piscine. Isaline sonna. Elle demanda après Tanguy et, par crainte dune indiscrétion de la part du personnel, déclina son identité en verlan: Enilasi Namlit. Un long moment sécoula avant quon entende des pas dans lallée. Un jeune homme apparut. Le visage dIsaline séclaira. Cétait Tanguy. Tout en ce gars me déplaisait. Son attitude se voulait distinguée et maniérée, mais il nétait que pédant et vulgaire. Ses vêtements venaient de grandes maisons, mais étaient arrangés sans goût. Il portait ostensiblement des bijoux en or, témoins de sa richesse. Plusieurs chaînettes pendaient à son cou. Il avait à la main gauche une montre Cartier et une chevalière. En fait, la jalousie me rongeait à un tel point que je ne lui trouvais que des défauts. Il semblait réticent. Visiblement, il navait pas compris quil sagissait dIsaline et sattendait à trouver quelquun dautre. Isaline lappela. Il se mordit le lèvre inférieure et regarda en direction de la villa. Sans doute en profita-t-il pour se composer un visage, car, lorsquil se tourna vers nous, il avait la mine réjouie.
- Isaline! Tu avais écrit que tu viendrais mais je ne tattendais pas si tôt.
Cétait la seule excuse quil avait trouvée pour justifier son hésitation. Ils sembrassèrent à travers la grille. Je détournai les yeux.- Qui est-ce? demanda Tanguy en me désignant du menton.
- Daniel, un ami. On a voyagé ensemble. Il ma bien aidé. Je me suis dit que tu pourrais lhéberger quelques jours.
Tanguy me regarda dun air méfiant. Jai soutenu son regard tout en lui adressant un large sourire niais. Il ne fallut pas plus pour le convaincre que je nétais pas dangereux.- Quil reste. Ça fera une compagnie pour Philippe.
- Philippe est ici! Ne devait-il pas partir avec les scouts en Egypte?
- Il a fait le con. Cest maintenant moi qui doit me le farcir. Je vous ouvre.
Tanguy disparut un court instant derrière le mur denceinte. La grille électrique souvrit en silence. Isaline est entrée la première. Je lai suivie peu rassuré. La porte se referma presque sur moi. Javais soudain limpression dêtre emprisonné, comme si on nous avait pris au piège. Tanguy offrit son bras à Isaline et lentraîna vers la demeure. Je les suivais comme un chien fidèle, portant nos sacs. Lorsque jai découvert le bâtiment, je fus scié. Je navais jamais vu quelque chose daussi grand. En comparaison, même la grande villa des Tilman faisait leffet dune cabane de jardinier. Ce nétait pas un château, mais ça en avait la taille. Lentrée était monumentale. Les terrasses senchevêtraient à droite et à gauche de lédifice. Japercevais des gens qui se reposaient au milieu de jardins suspendus. Un domestique vint à notre rencontre.- Albert, voulez-vous prendre les affaires de mademoiselle et nous accompagner jusquà mes appartements. Isaline Tilman passera quelques jours avec nous.
Je vis Isaline se raidir. Etait-ce le fait que Tanguy ait donné son vrai nom au maître dhôtel ou la perspective dune trop grande intimité avec Tanguy? Je devinais la réprobation muette de lhomme.- Bien Monsieur.
- Ensuite, vous logerez ce garçon. Vous trouverez bien une place pour lui dans lannexe, nest-ce pas?
- Oui, Monsieur.
Lhomme vint vers moi. Son expression se détendit un peu lorsqu'il fut hors de vue du jeune homme. Il madressa même un petit sourire. Il tendit sa main droite vers les bagages.- Si Monsieur veut bien me permettre.
Mourant. Il mavait appelé Monsieur. Je lui donnai le sac dIsaline en précisant:- Je mappelle Daniel.
- Comme Monsieur Daniel voudra, ajouta-t-il avec un clin d'oeil à mon attention.
Décidément, Albert métait bien sympathique. Je les ai regardés disparaître dans la villa. En attendant le retour dAlbert, jai laissé mon sac au milieu de lallée et je me suis promené dans le parc sans méloigner beaucoup. Un quart dheure plus tard, il ressortit du bâtiment accompagné par une jeune servante en uniforme. Jétais un peu plus loin, accroupi devant un parterre de fleurs en train dobserver le travail dune colonne de fourmis. Ne me voyant pas, il mappela. Je laissai là lobjet de ma contemplation et je courus vers eux.- Je ne tavais pas oublié, mais jai pas mal de tâches domestiques à superviser. Nous avons pour linstant une trentaine dinvités. Il faut contenter tout le monde: les plus jeunes ne mangent pas nimporte quoi et les adultes exigent des préparations raffinées. Je ne texplique pas le travail en cuisine. Je nai pas le temps de moccuper de toi maintenant, mais je passerai tout à lheure pour voir si ton installation se passe bien. Jai demandé à Bernadette de te montrer ta chambre et de te faire visiter de la propriété.
Bernadette se tenait un peu à lécart. Elle s'était déjà emparée de mon sac. C'était une fille pas très grande, encore jeune, d'environ 20 ans, avec des cheveux noirs dont elle avait fait un chignon qui dépassait sous sa coiffe. Elle ma souhaité la bienvenue avec un merveilleux sourire très engageant et ma invité à la suivre. J'ai insisté pour porter moi-même mes affaires.- Laisse. J'ai l'habitude, fit-elle.
- Ce ne serait pas très galant de ma part, si je vous laissais porter quelque chose.
- La galanterie ne se pratique plus, sais-tu.
- Ce n'est rien. Cela me ferait très plaisir de vous soulager de ce poids.
- Attrape, puisque tu insistes, fit-elle en me lançant le sac. Tu peux me tutoyer. Quand tu me dis vous, j'ai l'impression d'être plus vieille.
Nous avons suivi une petite allée qui contournait la propriété par la gauche. Nous avons dépassé un autre accès dans lenceinte que je devinais être lentrée de service. On a contourné les cuisines et la blanchisserie. Puis nous avons abouti dans une cour tout en longueur bordée dun côté par les chambres des domestiques et de lautre par un talus qui descendait en pente douce vers la mer. En plein milieu de la cour, un pin parasol faisait un peu dombre sur deux bancs en pierre. Lendroit était frais et très agréable, même si, linstant davant, je craignais le pire.- La plupart des membres du personnel rentrent chez eux une fois que leur service est terminé. Cest pourquoi on loge parfois des invités dans le quartier des domestiques. Personnellement, je trouve que ce sont les chambres les plus agréables. Elles sont plus fraîches. On peut voir la mer. La plage est à vingt mètres seulement. Et on peut aller et venir à sa guise car chaque chambre a son propre accès vers lextérieure.
Elle désigna la porte juste en face du pin.- Je dors dans cette chambre-ci. Je vais tinstaller juste à côté. Comme cela, si tu as besoin de quelque chose, tu nauras quà me le demander.
- Cest gentil de ta part.
- Tout le plaisir sera pour moi. Doù viens-tu ainsi?
- Je viens de Bruxelles avec Isaline, une amie de Tanguy.
- Albert m'a dit qu'une jeune fille était arrivée. Je crois que c'est avec elle que monsieur Tanguy est sorti pendant les dernières vacances de Pâques.
- Je pensais quils sétaient rencontrés aux sports dhivers et non pas à Cannes.
- Tu as raison. Je suis au service de la famille depuis un an et je les accompagne en vacances. J'étais avec eux dans leur chalet de Suisse lorsquils se sont rencontrés. Mais raconte-moi plutôt comment vous êtes arrivés ici.
- On est monté à Paris en train, puis on sest débrouillé pour venir jusquici en stop.
- Mince. Quelle drôle d'idée! Avec les routes qui sont si dangereuses, je ne comprends pas que vos parents vous aient laissés faire. Il était si simple de vous mettre dans un train direct.
- Ce n'est pas si dangereux que ça. Des tas de jeunes ont fait comme nous, répondis-je soulagé dapprendre que la nouvelle de la fugue dIsaline n'était pas arrivée jusqu'ici.
- Si vous n'aviez pas d'argent, je comprendrais. Mais là, je trouve que c'est de l'inconscience. Enfin, cela vous aura fait une expérience. En tous cas, vous navez pas lair trop fatigués par le voyage.
- On a eu beaucoup de chance avec le temps.
Tandis quelle me montrait la propriété, je lui ai raconté notre voyage tout en omettant les moments les plus délicats. Nous fîmes un tour dans le parc avant dentrer dans la gigantesque villa. Elle me fit découvrir les différents salons et leurs décorations fabuleuses. On venait darriver dans la bibliothèque quand le sémaphone de Bernadette sonna. Elle regarda l'afficheur.- Je crois que la visite va être écourtée. On a besoin de moi au premier.
- Tu ne dois pas me raccompagner. Je vais retrouver mon chemin.
- Je suis désolée. Tu trouveras des bandes dessinées dans létagère du fond. Ne touche pas aux livres anciens et n'ouvre pas les vitrines. Sinon tu peux emprunter tout ce que tu veux. Si tu sors par les portes-fenêtres, tu trouveras la piscine et les courts de tennis en te dirigeant vers la droite. A cette heure, tu devrais y rencontrer la plupart des jeunes invités.
- Et Philippe?
- Je ne savais pas que tu connaissais Philippe.
- Je ne le connais pas, mais j'ai entendu Isaline et Tanguy en parler.
- Ce serait une bonne chose qu'il ait un copain de son âge. En général, il reste seul. Tu auras peut-être de la chance de l'apercevoir sur la plage ou dans les rochers. Excuse-moi, mais je dois y aller.
- Merci pour la visite.
- De rien. On la continuera plus tard. A tout à lheure.
Jai choisi quelques bandes dessinées parmi les Tuniques Bleues et les Jérémiah. Jallai jusquà la piscine. Il y avait cinq gosses qui barbotaient dans leau sous loeil vigilant dune puéricultrice engagée par la famille. Trois gonzesses faisaient la carpette au soleil. Pas de garçon ou de fille de mon âge. Tant pis! De toute façon, javais envie dêtre seul, de me baigner et de prendre une giga douche avec de la vraie eau chaude. Il fallait aussi mettre un peu dordre dans mon sac et rendre ses affaires à Isaline. Il sera toujours temps de faire la connaissance de tout ce monde plus tard.Arrivé à ma chambre, je mis mon maillot et je courus jusqu'à la mer. L'eau y était un peu fraîche, mais cétait bien agréable sous ce soleil de plomb. Je me jetais dans les vagues en ouvrant les bras comme si j'avais pu les retenir et les empêcher de déferler sur les rivage. J'étais heureux d'être arrivé, bien décidé à en profiter. Je m'éloignai du rivage d'une brasse vigoureuse. Chaque fois quune vague se formait, je prenais ma respiration et plongeais pour passer en dessous. A ce rythme, je me suis épuisé rapidement. Je fis la planche, m'imaginant naufragé après une attaque de pirates dans la mer de Chine, attendant d'improbables secours. Au raz de l'eau, en regardant vers le large, j'avais vraiment l'impression d'être seul au milieu de nulle part. Le corps émergeant à peine de la surface de l'eau, les rayons du soleil me réchauffaient un peu. Après m'être bien oxygéné, jai soufflé l'air de mes poumons comme le font les sous-marin qui chassent l'air de leurs ballasts. Soudain transformé en capitaine Nemo dans son Nautilus, je me suis enfoncé dans la mer les pieds en premier. Je traversais des couches d'eau, tantôt chaude, tantôt froides comme autant de strates qui me séparaient des abysses. La douleur dans mes oreilles m'obligeait souvent à équilibrer la pression de mes tympans. Je touchai enfin le fond qui ne devait pas être à plus de trois mètres. Raide comme une statue au garde-à-vous, je me couchai sur le sable. J'ouvris alors les yeux. Tout était trouble. Néanmoins, je pouvais deviner les miroitements du soleil à travers la surface. L'air commençait à me manquer. Je me mis à compter les secondes pour résister au désir grandissant de remonter. Lorsque je senti les premiers vertiges, je n'eus qu'à donner un coup de pied pour me propulser vers le haut. L'instant d'après, je crevais la surface de l'océan, libérant mes poumons dans un cri de victoire.
Je pris une douche chaude que je fis durer longtemps. Sans me sécher, je me couchai au soleil sur un essuie que j'avais étalé sur la pierre à l'entrée de ma chambre. Je me suis assoupi et fut réveillé vers midi par la cloche du dîner. Emergeant d'un rêve dont je n'ai gardé aucun souvenir mais qui devait être franchement érotique, j'entendis des rires au dessus de moi. En me retournant, j'ai aperçu trois têtes au dessus du rebord de la terrasse qui surplombait la cour. Je reconnus les filles que j'avais aperçues au bord de la piscine. Deux d'entre elles disparurent en éclatant de rire. La dernière, sans doute plus délurée, continuait à me regarder.
- Bonjour, répondis-je rapidement pour cacher ma gêne. Je m'appelle Daniel, je suis arrivé ce matin.
- Je suis Kate. Viens-tu manger avec nous?
- Je ne sais pas. Sans doute.
- Alors viens. Je vais te présenter.
Je me suis habillé rapidement avec ce que je trouvai de moins sale dans mon sac. Me guidant sur le bruit de la marmaille, jai retrouvé sans problème Kate et les autres. La table avait été dressée à l'extérieure pas très loin de la salle à manger sous une tonnelle de vigne. Kate m'embrassa sur la joue.- Sois le bienvenu parmi nous. Tu n'aurais pas dû te changer, tu étais très bien comme tu étais.
Ses deux amies se mirent de nouveau à rire.- Les deux dindes qui n'arrêtent pas de glousser, ce sont Marie et Anne. Il leur arrive parfois de parler, mais, pour le moment, c'est désespéré. Ça doit être ta présence qui les a troublées.
Je m'approchai pour les saluer. Elles étaient devenues rouges écarlates. Kate me prit par le coude et m'entraîna vers la table.- Laisse-les. Je crois que leur cas est désespéré.
Elle me fit asseoir à sa droite entre elle et une petite fille qui s'appelait Sylvie.- J'en ai marre de manger à côté de ces pisseux, dit-elle en désignant les petits enfants. Jespère quils ne te dérangent pas trop.
- Non, jai lhabitude. Lendroit est très beau. Ce doit être agréable de passer ses vacances ici.
- Dis plutôt qu'on s'y emmerde! Il n'y a pas de garçons, pas de cinéma, pas de boîtes. Il y a bien cette grande bringue de Tanguy, mais il ne nous regarde même pas. Quant à Philippe, on ne le voit jamais.
A ce moment, j'ai aperçu sur le côté Isaline et Tanguy dans l'ombre de la maison. Ils s'embrassaient ostensiblement sur la bouche comme pour nous provoquer. Kate remarqua mon regard et se tourna dans la même direction. Aussitôt elle se mit à crier:- Les amoureux!
Imitée par ses deux amies puis par toute la table, elle hua le couple. Sans se laisser démonter, Tanguy et Isaline se séparèrent. En se tenant la main, ils saluèrent l'assemblée avec un bel ensemble comme au cirque. J'étais jaloux d'eux, de leur complicité et du regard quIsaline n'arrêtait pas de jeter sur son compagnon. Ils vinrent à table d'un pas nonchalant, insensibles au cris des gosses. Isaline passa juste derrière moi et ne me prêta aucune attention. Kate mobservait. Elle avait remarqué lexpression de mon visage et devinait mes sentiments.- Tu l'aimes, n'est-ce pas?
- Non, ce n'est qu'une petite péteuse pleine de fric.
Je fus surpris par la violence de ma réponse. Kate ne fut pas dupe. Elle me sourit compréhensive, un peu maternelle.- Je commence à bien connaître les garçons.
Elle déposa sa main droite sur la mienne au dessus de la table. Je lai remerciée d'un regard pour sa compréhension. Je me raidis soudain. Sous la nappe, son autre main venait de frôler mon genou. Elle me caressa délicatement la jambe en remontant lentement. J'hésitais. J'aimais ce qu'elle me faisait, mais j'avais peur de la rapidité avec laquelle tout se passait. Un peu comme une vengeance vis-à-vis d'Isaline, je la laissai faire. Elle frôla le creux de mes cuisses provoquant un frisson très agréable. Tandis qu'elle glissait la main sous mon short en suivant le plis de laine, je me suis cambré sur la chaise. Elle souffla près de mon oreille.- Je crois qu'on va bien s'entendre.
Pendant que Kate poursuivait mon exploration intime, la puéricultrice eut du mal à obtenir le calme parmi les petits. Satisfaite par ce quelle avait découvert, Kate retira sa main et huma l'odeur de ses doigts. Cela avait lair de lui plaire.- Tu es peut-être un peu jeune et inexpérimenté, mais, tu verras, je t'apprendrai, chuchota-t-elle.
C'était une nymphomane et elle me faisait un peu peur. Je la vis échanger un regard approbateur avec ses deux amies qui avaient suivi la scène avec attention. A ce moment, un garçon de mon âge traversa la terrasse, l'air ombrageux. Indifférent au domestique qui était en train de nous servir, il a rempli copieusement son assiette et s'assit à l'autre extrémité de la table parmi les petits. Il semblait avoir l'habitude des enfants. Il parlait avec eux et veillait à ce quils mangent. La puéricultrice devait apprécier cet aide supplémentaire, car elle avait fini par s'asseoir et ne s'occupait plus que des deux enfants assis à ses côtés.- C'est Philippe, expliqua Kate. Il n'apparaît que pendant les repas. Le reste du temps, il fait des trucs bizarres dans le parc. Il paraît que, pour le moment, il ne dort même plus dans sa chambre. Je crois qu'il doit lui manquer une case.
A ce moment, Philippe remarqua qu'on l'observait. Il nous jeta un regard noir. Il s'arrêta un moment sur moi, puis sur Isaline, étonné de découvrir des inconnus parmi les convives. Il interrogea la puéricultrice qui se tourna à son tour vers nous. Après une hésitation, elle leva les épaules en signe d'ignorance.Laprès-midi, les trois nymphes disparurent avec leurs parents pour une visite à lextérieur. Je me retrouvais seul. Jai remis mon maillot et jai rassemblé tout mon linge. Je trouvai Bernadette à la cuisine en train de récurer les casseroles. Elle me vit et vint vers moi.
- Que puis-je faire pour toi, Daniel?
- Je voudrais faire ma lessive. Je me suis dit que je pourrais utiliser une de vos machines.
- Laisse tes affaires à lentrée, je men occuperai tout à lheure.
- Je sais me débrouiller tout seul.
Jai insisté et elle finit par maccompagner dans la buanderie. Tout en faisant semblant de mettre un peu dordre, elle resta à proximité pour voir si je ne faisais pas de bêtise. Je neus aucune peine à comprendre lutilisation de la machine. Jai réglé la température et mis en marche le programme.- Tu ten sors bien.
- Chez moi, cest moi qui fais la lessive. Forcément que je me débrouille.
- Cest une bonne idée quont eu tes parents de timpliquer dans le ménage. Les femmes aiment bien les hommes qui ont de la ressource.
- Merci.
- Tu nes pas comme les autres. Doù sors-tu?
Je montrai le nord.- De là-bas. On dit que ma mère ma trouvé dans les choux.
Elle sourit de ma plaisanterie et me caressa les cheveux. Je lui ai pris la main et je lai serrée contre ma joue avant dajouter:- Toi aussi, tu nes pas comme les autres. Tu es beaucoup plus jeune quAlbert et les autres domestiques. Tes parents nont pas pu te payer des études?
Elle mobserva avant de répondre.- Je nai pas eu la chance de connaître mes parents.
- Je suis désolé...
- Tu ne pouvais pas savoir que jétais orpheline. En fait, je travaille pendant les vacances pour payer mes études. En septembre, jentre en troisième année de droit.
- Cest formidable. Il faut que tu me racontes comment tu fais!
- Daccord, mais pas maintenant, on mattend pour ranger la cuisine.
Je la regardai séloigner dun pas gracieux. Jaimais le balancement de ses hanches et la courbure de son dos. Elle avait disparu que je sentais encore son odeur parfumée. Je fermai les yeux pour imaginer à nouveau le contact de la paume de ses doigts sur mon visage. Je la trouvais très séduisante malgré quelle fût plus âgée que moi. Pris dune soudaine envie de bouger, jai laissé la machine tourner et je me suis précipité dehors. Jai traversé la cour comme une flèche, jai dévalé la pente jusquà la plage et je me suis jeté dans le sable où jai roulé plusieurs fois sur moi-même. Haletant, pris de vertige, je restai un instant sur le dos, les bras et les jambes en croix. Un peu plus tard, jai plongé à nouveau dans la mer bien que ce ne soit pas recommandé après un repas. Calmé, je me suis recouché à lentrée de la chambre pour me sécher et lire les bandes dessinées. Le soleil tapait, mais cette chaleur torride me semblait bien douce par rapport à celle qui me brûlait le ventre. Au hasard des pages, il marrivait de repenser à Kate ou à Bernadette. Soudain, une main meffleura le dos me faisant oublier les apparitions de la matinée.- Tu ne devrais pas rester en plein soleil. Tu vas te faire du mal.
Cétait Isaline. Elle ne mavait pas encore tout à fait oublié. Mon coeur se mit à battre très fort.- Quest-ce que tu lis?
- Des Bédés. Il y en a plein dans la bibliothèque.
Indifférente au regard fiévreux que je lui jetais, elle se pencha et parcourut le paquet dalbums que javais sélectionnés. Elle en prit un et alla sasseoir à lombre du pin. Je la suivis et minstallai à côté delle. Du coup, ma lecture ne mintéressait plus. Je fis un effort, mais les images ne parvenaient plus à capter mon attention. Pris dune soudaine lassitude, je me couchai sur le banc et déposai ma tête sur son giron, la joue contre sa cuisse. Pendant une seconde, je restai paralysé par mon audace. Je craignais quelle ne me repousse. Mais, contrairement à toute attente, je sentis sa main me caresser les cheveux et ses doigts me frôler la nuque. Libéré de toute angoisse, je fermai les yeux, me laissant emporter par un tourbillon de bonheur si intense que le banc, comme entraîné dans une furieuse sarabande, semblait danser sous mon corps.Quand je me suis réveillé, les ombres sétaient allongées. Je sentais sur mon corps les rayons du soleil qui nous avait rejoints sous le pin parasol.
- Jai dormi longtemps?
- Près de deux heures. Tu as gémi dans ton sommeil.
- Je suis content dêtre là.
- Moi aussi, je suis contente dêtre arrivée.
Nous névoquions pas la même chose. Je parlais de la sentir contre mon épaule, si près de moi. Elle ne considérait que notre arrivée ici.- Comment ça va avec Tanguy?, lui demandai-je du bout des lèvres sentant malgré moi que la magie du moment nous avait abandonnés au profit dun jalousie destructrice.
- Il devait partir cette après-midi avec ses cousines. Il ma laissé seule, mais ce nest pas grave. Il est si formidable et tellement amoureux de moi. Jaime ses caresses et tout ce quil me fait. Cest comme si nous navions jamais été séparés. Il a même pensé à me faire un cadeau. Regarde cette bague. Il la achetée pour moi.
Je fermai les yeux pour ne pas voir la petite pierre étincelante.- Tu pleures?
Je navais pas pu retenir cette larme qui était tombée sur sa cuisse. Honteux, je méchappai et menfuis en direction du parc.- Daniel, quest-ce qui se passe?
Je courus comme un fou entre les arbres. Les branches basses me fouettaient le visage et le corps. Je mécorchais la plante des pieds sur les pommes de pin et sur les aiguilles. Mais quimportait la douleur de mon corps, je souffrais bien plus au dedans. A bout de souffle, je me jetai contre le tronc dun gros pin. De rage, jai frappé de toutes mes forces avec les pieds et les poings. La douleur eut bientôt raison de ma colère. Me laissant tomber à genoux au pied de larbre le front contre lécorce, je me suis abandonné à mon chagrin et jai pleuré toutes les larmes que javais retenues jusque-là.Lorsque je fus calmé, je restai là prostré, la tête vide, regardant les dernières gouttes salées couler sur mes mains ensanglantées. Peu à peu, je pris conscience dune présence. Je me retournai lentement et vis une espèce dindien accroupi à quelques mètres de moi. Je reconnu Philippe malgré les peintures quil avait étalées sur son visage. Il était nu à lexception dun pagne qui lui ceignait les reins. Sur le sol, il y avait deux flèches et un bel arc comme on en voit dans les compétitions. Il ne me regardait pas et faisait semblant de sintéresser à autre chose en traçant sur le sol des motifs compliqués avec un petite branche. Nos regards se sont croisés. Quoique nous ignorions tout lun de lautre, nous sentions que nous étions frère. On sest souri.
- Comment tappelles-tu?
- Daniel.
- Tu tes arrêté à temps. Jai failli intervenir parce que tu allais abîmer mon arbre, commenta-t-il avec ironie.
Je levai la tête vers le tronc que javais martyrisé.- Il sen remettra.
- Lui, ça va. Mais jen connais un autre qui a besoin de soins.
Il se leva et me fit signe de le suivre. Je pris le temps de messuyer le visage sur mes avant bras avant de lui emboîter le pas. Il na rien dit pendant tout le trajet. En traversant la cour, je cherchai Isaline des yeux. La seule trace delle était les livres abandonnés aux pieds du banc. Arrivé aux cuisines, Philippe demanda après Bernadette. Le cuisinier nous envoya dans la buanderie où elle terminait de replier mon linge. En me voyant, elle me fit gentiment la remarque que, malgré mes promesses, je lui avais abandonné ma lessive. Tandis quelle parlait, Philippe prit mon poignet et le souleva pour quelle voie létat de ma main. Bernadette en eut le souffle coupé. Je soupçonnais Philippe davoir prémédité son effet.- Quest-ce que vous avez fait?
- Un jeu stupide. On regrette. On ne recommencera plus, énonça Philippe sur un ton désabusé pour couper court à toute explication.
Bernadette eut un petit sourire indulgent. Elle ajouta non sans ironie:- Cest très dangereux de laisser des garçons jouer ensemble. Et avec lâge, ça ne sarrange pas. Regardez les guerres. Il faudrait tous vous ligoter.
Philippe haussa les épaules avant de nous tourner le dos et de nous quitter sans un mot. Elle me lava les mains et les pieds. Les blessures nétaient heureusement pas profondes. Elle désinfecta consciencieusement chaque millimètre de peau. Ça piquait, mais jaimais bien quelle soccupe de moi.- Si tu devais avoir mal dans les heures qui viennent, il faudra aller voir le médecin. Tu tes peut-être cassé quelque chose.
Je fis aller mes doigts endoloris.- Je ne crois pas, mais je suivrai ton conseil.
- Si tu as le moindre doute, tu sais où me trouver.
Je pris la pile de vêtements. Jallais sortir lorsquelle me rappela. Je lai regardée intrigué:- Tu ne dois pas te mettre dans un état pareil. Ça narrange rien.
Comment avait-elle deviné?Je rangeais la chambre lorsquAlbert frappa sur le cadre de la porte restée ouverte.
- Comme promis, je venais voir si tout se passait bien.
- Lendroit est génial. Je crois que je vais me plaire ici.
- Combien de temps avez-vous lintention de restez ici, toi et Mademoiselle Tilman?
- Isaline, je ne sais pas. Moi, jaimerais rester deux ou trois jours si je nabuse pas de lhospitalité de Tanguy.
- Je pense quil ny a pas de problèmes. De toute façon, Philippe serait désolé de vous voir partir tout de suite. As-tu prévenu tes parents que vous étiez bien arrivés?
- Oui, mentis-je.
- Cest bien. Je voulais te dire que, ce soir, tu manges à la table des De Matagne. Sauf quand il y a une cérémonie officielle, on a lhabitude de faire dîner les jeunes à la grande table. Monsieur et madame De Matagne considèrent que cela crée une ambiance plus familiale. Philippe ma demandé à ce que je vous place lun à côté de lautre. Jai lhabitude de le mettre en bout de table, comme cela il peut aller et venir à sa guise.
- Ça me convient à moi aussi.
- As-tu de quoi thabiller?
Je lui montrai mon pantalon et ma chemise. Il sembla satisfait, mais me demanda tout de même de les faire repasser, tâche dont je me suis acquitté volontiers.Le dîner eut lieu dans la grande salle à manger. Jétais gêné par ma tenue. Je nétais pas aussi distingué que les autres convives. Tanguy et Isaline arrivèrent plus tard et sinstallèrent un peu plus loin. Ils furent aussitôt entourés par Kate et ses deux ombres. Des quelques bribes de conversation qui me parvenaient, je compris quil était question dune sortie quelque part le soir même. Kate voulait accompagner Tanguy, mais le jeune homme ne le voyait pas de la même façon. Plusieurs fois, jai surpris le regard interrogateur dIsaline dans ma direction. Jaurais voulu lui parler, mais elle était trop loin de moi. Une fois que les adultes furent installés à table, les domestiques arrivèrent avec les plats. A part dans les films, je navais encore jamais vu quelques chose de pareil. Philippe samusa de mon ignorance. Il me montra comment décortiquer le homard quon avait déposé devant moi. Jy ai goûté avec prudence et ça ma plu. Philippe me conseilla de modérer mon appétit. Je nai pas compris pourquoi et jai terminé mon assiette. Il y eut encore un plat de poisson auquel je fis honneur de la même façon. Quand on présenta le sorbet, je crus que cétait déjà le dessert. Philippe rit franchement de ma surprise lorsquAlbert présenta le plat de viande. Je navais plus faim, mais cétait tellement bon que, malgré les protestations de mon estomac, je mangeai tout avec plaisir. Je dus refuser le fromage et le dessert.
- Je tavais prévenu, mexpliqua Philippe tout en se goinfrant de mes petits choux à la crème. Si tu veux arriver au bout des repas, tu ne dois jamais vider ton assiette.
Il désigna un obèse qui suait à grosses gouttes de lautre côté de la table.- Une autre solution est de devenir comme cousin André. Il na que 21 ans. On lui en donnerait le double. Jai entendu mes parents dire quil avait déjà des problèmes de coeur et quon ne lui donnait plus très longtemps à vivre.
Une dame fit un signe vers nous. Philippe se leva en sexcusant. Il fit le tour de la table. La dame et lui échangèrent quelques mots. Leurs regards dans ma direction me firent comprendre quils parlaient de moi.- Ma mère voudrait faire ta connaissance, mexpliqua Philippe à son retour.
Il est normal quune mère bien intentionnée veille aux fréquentations de son fils. Je me suis inventé un père ingénieur et une mère avocate. La seule chose pour laquelle je me sentais fier et sur laquelle je ne me sentis pas obligé de mentir, c'était mon collège dont la réputation avait même franchi les frontières. J'eus une pensée reconnaissante pour mon oncle. Elle me souhaita un bon séjour et invita mes parents à lui rendre visite le jour où ils viendraient me chercher. Honteux de mes mensonges, mais soulagé de m'en sortir si bien, je les ai remerciés et jai rejoint Philippe. Il m'attendait sur le seuil d'une des portes qui donnait sur le jardin. Je le voyais fulminer contre sa mère.- Qu'est-ce qu'elle a toujours à se mêler de mes affaires? Je suis capable de choisir mes amis tout seul.
- Ta mère ne se rend peut-être pas compte que tu grandis, mais elle t'aime et c'est important.
- Qu'elle s'occupe plutôt des fréquentations de mon frère avant qu'il n'attrape le sida.
- Tu ne parle tout de même pas d'Isaline, fis-je soudain sur la défensive.
- Elle, je ne sais pas. Mais les autres, je ne sais pas où il va les chercher. J'ai envie de faire une promenade de nuit. Viens-tu avec moi?
Je ne répondis pas. Inquiet, je cherchais Isaline des yeux. Tanguy était en conversation animée avec Kate. Isaline semblait s'ennuyer. Elle me fit un petit signe et s'est levée pour venir vers nous, souriante.- Bonjour, Philippe, fit-elle quand elle fut à notre hauteur. Vous avez fait connaissance à ce que je vois.
Mon compagnon grogna quelque chose d'incompréhensible et alla bouder sur un des murets du jardin.- Toujours aussi sale caractère. Mais c'est un bon gars. Tu gagneras à le connaître, m'expliqua Isaline.
Incapable de dire un mot, j'ai acquiescé d'un hochement de tête.- Qu'as-tu fait à tes mains? Quelle mouche t'a piqué tout à l'heure?
- Je...
Je voulais lui dire que je l'aimais et que la jalousie m'étouffait, mais les mots ne franchissaient pas ma gorge. A ce moment, quelqu'un m'agrippa par le bras et m'entraîna vers le jardin. Jai cru un instant que c'était Philippe.- Pour qui se prend cette grue? Elle se tape déjà Tanguy. Elle ne veut tout de même pas se réserver tout les mâles de la maison.
Cétait Kate. Philippe essaya de l'arrêter. Elle le repoussa violemment dans un parterre de cactus. Il tomba sur le derrière. J'entendis son déchirant cri de douleur. Les aiguilles avaient certainement blessé jusquà ses fondements l'amour-propre du petit indien que j'avais rencontré cet après-midi. Pendant ce temps, Kate et moi descendions vers la plage.- Où m'emmènes-tu?
- Je vais prendre un bain de nuit et tu viens avec moi.
- Mais je n'en ai pas envie!
Elle s'arrêta et me tira contre elle pour m'embrasser sur la bouche. Lorsque elle fut certaine de mon désir, elle me relâcha.- Je connais les garçons et je sais comment ils fonctionnent. Suis-moi et je te laisserai peut-être connaître mon intimité.
Elle dévala le petit chemin. Je restai un instant sans réaction. J'avais peur. J'aurais préféré que ce soit Isaline qui m'initie. Finalement, je laissai libre cours à mon instinct et me lançai à sa poursuite. Je trouvai ses vêtements abandonnés sur le sable. La nuit était presque noire. Les lumières de la villa ne nous atteignaient plus. Je me suis déshabillé entièrement et suivis ses pas dans l'eau un peu gêné par ma nudité. L'eau était encore chaude de la journée. Elle m'appela. Je me suis guidé sur sa voix. Se laissant flotter au gré des petites vagues qui venaient mourir sur le rivage, elle faisait la planche. Elle me demanda de la remorquer vers le large. Je la pris par le menton pour maintenir sa tête au dessus de l'eau et je lai entraînée à reculons. Nos corps se frôlaient et se touchaient parfois. C'était comme des caresses qui ravivaient mon désir. Soudain, elle roula sur elle-même et m'enfonça la tête sous l'eau. Elle passa au dessus de moi assez brutalement. Je pris un méchant coup de genou dans le menton. Lorsque je refis surface, Marie et Nathalie nous avaient rejoints. Les trois nymphes riaient ensemble. Comme je m'approchais, elle se jetèrent sur moi pour me chatouiller et me faire couler. Mon supplice ne dura pas très longtemps, mais elles le répétèrent de nombreuses fois pendant que nous étions dans l'eau. Je bus la tasse à plusieurs reprises. Quand je faisais mine de les quitter, elles me retenaient en usant de leurs charmes. Elles inventaient toutes sortes de jeux qui nous obligeaient à se toucher et qui leur permettaient de mesurer l'emprise qu'elles avaient sur moi. Je me souviens d'une pyramide à quatre dont je suis très fier puisque je les ai portées tout seul. J'eus cependant très peur lorsque, au cours d'une épreuve où il fallait nager entre leurs jambes en apnée, Kate me coinça la tête entre ses cuisses et que les autres se mirent à me chatouiller sur tout le corps.Nous devions être dans l'eau depuis plus d'une heure lorsque Kate m'interrogea:
- Combien de temps es-tu capable de rester sans respirer.
- Une minute. Une minute trente. Cela dépend.
- On veut voir.
Elles me défièrent. Je pris ma respiration et me laissai couler. J'ai compté jusqu'à cent. Quand j'ai fait surface, elles avaient disparu. J'ai entendu leur rire provenant de la plage. C'était encore une de leurs manigances. Elles commençaient à m'énerver. Pour passer ma rage, je m'éloignai vers le large en y mettant toute mes forces. Lorsque j'attrapai un point de côté, je fis demi-tour. J'abordai la plage un peu plus loin. J'avais l'intention de les éviter et de remonter directement dans ma chambre. Lorsqu'elle me vit, Kate courut vers moi. Je ne me voyais pas fuir devant elle. Je continuai à marcher comme si je ne l'avais pas vue et la laissai me rattraper.- Daniel. On veut s'excuser. On a été méchantes.
Je ne répondis rien. Elle essayait de nouveau de m'embobiner.- Marie et Nathalie ont apporté des cigarettes et de quoi boire. On aimerait que tu restes encore un peu avec nous.
Je finis par céder. C'est vrai que la compagnie de ces trois jolies filles presque nues me séduisait beaucoup. Main dans la main, comme deux amoureux en promenade, on a rejoint les autres. On s'est assis en cercle. Marie et Nathalie fumaient déjà. Kate sortit une bouteille dun sac et but au goulot avant de me la tendre.- Qu'est ce que c'est?
- Bois. Tu verras, c'est bon.
Jai porté la bouteille à mes lèvres et jai avalé une gorgée. C'était comme si on déversait du plomb en fusion dans ma gorge. J'ai toussé et recraché le poison. Je prêtai alors seulement attention à l'odeur: de la vodka. Marie se mit à me houspiller, aussitôt imitée par Nathalie.- Regardez la petite nature. Il na probablement jamais bu quelque chose plus fort que du lait!
- Une gorgée et ça s'étrangle. Que c'est délicat un garçon.
- Vous êtes vraiment injuste envers lui, intervint Kate. C'est la première fois qu'il boit de l'alcool. Il me semble qu'aucune de vous deux n'a été plus glorieuse lorsque je vous ai appris à boire.
Puis s'adressant à moi.- Recommence, mais vas-y très doucement. Tu dois prendre un tout petit peu à la fois. Garde-les un peu en bouche avant de les avaler. Tu verras. Cela atténue leffet brûlant.
Je n'avais pas vraiment envie de boire. Mais les vapeurs d'alcool aidant et pour ne pas paraître lâche, j'ai répété l'expérience comme elle me l'avait expliqué. J'ai avalé à toutes petites gorgées prudentes. Je rendis la bouteille à Kate.- Non, me dit-elle, passe-la à Marie, on va la faire tourner.
Pendant qu'on discutait, la bouteille passait de main en main. Elles semblaient boire sans que ça leur fasse de l'effet. Quant à moi, à chaque gorgée, je sentais lalcool menflammer les joues et mes idées devenir de plus en plus confuses. Déjà, je ne pouvais plus parler sans zézayer. Tout ce que je racontais semblait les amuser follement. De temps en temps, elles inventaient des épreuves dont je me suis acquitté tant bien que mal. Par exemple, elle mobligèrent à me coucher sur le sable pour voir combien de temps je tiendrais si elles se mettaient debout sur mon ventre. Ou bien, je les portais à cheval ou sur mes épaules. De temps en temps, elle me demandaient de me lever et de courir jusqu'à la mer. Quand je revenais, elles riaient jusqu'aux larmes. Vers la fin, malgré lalcool qui mobscurcissait lesprit, je me suis rendu compte que la bouteille ne circulait plus entre nous. Kate se contentait de me la tendre à intervalle régulier et de la récupérer lorsque j'avais avalé ma dose. Elles avaient fait semblant de boire dans le seul but de m'enivrer. Jai refusé de boire une goutte de plus, mais le mal était fait.Lorsqu'elles en ont eu assez, elles m'ont abandonné sur la plage. J'étais mal et javais très froid. Au bord du comma éthylique, j'étais incapable de bouger. Le monde tanguait autour de moi oscillant autour d'un axe qui semblait attaché à mon dos. Soudain, quelqu'un me prit sous les bras et m'entraîna vers la mer. Je reconnus l'indien de l'après-midi.
- Zalut, Grand Zachem. Fais zattention. Les zoldats zont pas loin.
- Ferme-là. Tu pues du bec.
Il me fit asseoir dans l'eau le buste penché vers lavant. Il me mit deux doigts dans la gorge. Comme si mon estomac n'attendait que ce signal, je vomis toutes mes entrailles. Vodka, volaille, sorbet, poisson et homard se pressaient pour sortir les premiers. Un liquide immonde et nauséabond se répandait autour de nous. Lorsqu'il n'y eut plus que de la bile à vouloir sortir de mon ventre, Philippe m'entraîna un peu plus loin là où l'eau était plus profonde. Il me frotta vigoureusement. Peu à peu, mon esprit refit surface.- Je crois que tu peux t'arrêter, dis-je d'une voix pâteuse.
- Tu reviens de loin.
Me soutenant par le bras, il m'aida à escalader le chemin jusqu'à la chambre. Nous avons pris une douche chaude ensemble car j'avais encore du mal à tenir debout seul.- Puis-je dormir avec toi?, me demanda Philippe tandis qu'il me séchait.
Jai grogné une réponse inaudible qui voulait sans doute dire oui. De toute façon, la chambre disposait d'un grand lit dans lequel on pouvait dormir à deux ou même à trois sans se toucher.Au petit matin, je me suis réveillé avec un formidable mal de tête. Philippe dormait contre moi, un bras sur ma poitrine. Je profitais de la chaleur de son corps et lui de la mienne. En levant la tête, je pouvais voir les taches de Mercurochrome sur ses fesses comme autant de cicatrices rappelant sa chute dans les cactus. Sans moi, rien ne lui serait arrivé. Je lui étais reconnaissant de ce qu'il avait fait pour moi. Délicatement, j'ai soulevé son bras et je me suis glissé hors du lit. Pour qu'il ne prenne pas froid, jai tiré la couverture sur son dos. Dans l'espoir de faire disparaître mon mal de tête, je suis sorti pour faire le tour de la maison. Sur le parking, près de l'entrée, j'ai remarqué la voiture de Tanguy. Je me suis approché et j'ai mis la main sur le pot d'échappement. Il était chaud. Tanguy et Isaline n'étaient pas rentrés depuis longtemps. J'ai continué. Il y avait déjà de l'activité dans la cuisine. Je suis entré et j'ai demandé du café. J'ai un peu discuté avec l'aide cuisinier et, vers sept heures, je l'ai aidé à décharger la camionnette du boulanger. Il m'a préparé un plateau que j'ai amené dans la chambre. Entre-temps, Philippe sétait réveillé. Il paressait dans le lit.
- Formidable. Quel service! Mon père devrait tengager.
- Ne texcite pas. Si jai apporté ton déj, cest que le mien était avec. As-tu bien dormi?
- Impec. Tu as un peu ronflé. Cétait gag. Comment te sens-tu?
Je ne lui ai pas parlé de mon mal de tête. Il est venu sasseoir à la petite table. Tout en mangeant, nous avons fait des projets pour la matinée. Là-dessus, comme nous nétions pas daccord, la discussion a dégénéré en bataille doreiller.- Du calme la dedans, fit une voix.
Jétais assis sur Philippe. Il était désarmé et sapprêtait à recevoir le coup de grâce.- Salut Bernadette. Jachève mon ennemi et je viens te faire la bise.
- Pas question. Moi dabord.
Dune ruade, Philippe me déséquilibra et se libéra. Jai essayé de le retenir, mais jai trébuché dans un fauteuil qui roula avec moi dans leur pieds.- Tu ne tes pas fait mal?, sinquiéta Bernadette.
- Oh, je fais cela tous les matins en guise de gymnastique.
Jeus soudain une idée. Le cheville de Bernadette était à quelques centimètres de mon visage. Jy déposai un baiser humide.- Hé, quest-ce qui te prend?, sexclama Bernadette.
- Je tai embrassée le premier! Jai été plus rapide que Philippe.
- Vous êtes tous les deux très cons.
- Cons peut-être, mais on taime bien, fit Philippe en lembrassant sur la joue.
- Vous êtes gentils. Je dois vous laisser car on a beaucoup de travail aujourdhui pour préparer la fête.
- Les parents organisent une fête?
- Où es-tu, Philippe? Aurais-tu oublié que nous sommes le quatorze juillet???
- Quoi? Déjà!
- Alors, vous seriez gentils si vous pouviez éviter de vous éventrer, de vous égorger, de vous noyer ou de faire une autre connerie de ce genre. Si vous n'êtes pas sages, je vous promets que je vous attache à une laisse comme des chiots et que jenverrai chaque jour quelquun pour vous promener.
- Oh, le pied!
Et à nous deux de se mettre à aboyer en choeur. Elle sen alla égayée par notre bonne humeur. Quand elle eut disparu, Philippe me tendit la main pour m'aider à me relever.- Tu aurais pu te faire mal.
- Je me suis fait mal.
Linstant daprès, nous traversions la cour à toute vitesse pour monter dans le bois. Philippe avait de bonnes jambes. Jarrivais tout juste à ne pas me laisser distancer. Nous frôlions les arbres, baissant la tête juste à temps pour éviter dêtre assommé par une branche basse. Arrivés au sommet dun petit vallon, nous nous sommes laissés rouler sur la pente raide et sablonneuse. Nous avons remonté le fond jusquà un mur rocheux que nous avons escaladé. Arrivé le premier, Philippe me tendit la main pour maider à franchir le dernier mètre. Je ne regrettais pas la course. Nous étions sur un petit plateau horizontal qui sallongeait vers la mer. On avait une vue de presque 180 degré sur lhorizon. Au loin, on pouvait suivre les bateaux. Derrière nous, il y avait quelques rochers, puis à nouveau le bois. Philippe disparut dans une tente. Il avait aménagé un véritable campement indien. Il y avait même des peaux qui séchaient. Philippe apparut un instant coiffé de plumes. Il jeta à mes pieds un pagne semblable au sien.- Déshabille-toi et mets cela.
Je métais changé lorsquil sortit à nouveau de la tente. Cette fois, il avait peint son visage. Il sapprocha de moi avec un récipient en bois.- Ferme les yeux et ne bouge pas.
Quand je pus ouvrir les yeux, il me regardait dune moue satisfaite se penchant tantôt dun côté, tantôt de lautre. Il disparut à nouveau dans la tente et resurgit avec deux arcs et une dizaine de flèche. Il jeta une partie de son armement à mes pieds. Jallais me baisser pour le ramasser lorsquil marrêta de lextrémité de son arc.- Avant de recevoir tes armes, il reste une chose à mettre au point. Il faut te choisir un totem. Les noms que nous ont donnés nos parents nont pas cours dans ma forêt. Moi cest Caracal-le-Révolté. Comme lui, je suis souple et rapide, ma vue perçante ne me trompe jamais et je frappe comme léclair, fit-il en brandissant son arc.
Il me regarda en attendant que je choisisse un nom. Il me prenait au dépourvu. Comme je ne disais rien, il me fit une proposition:- Comme tu as pas mal de succès auprès de ces dames, javais pensé tappeler Banteng-Boute-En-Train. Le banteng est utilisé en Asie pour engrosser les vaches.
Je fis la moue.- Tu es dur. Je préférerais comme toi un nom de félin: Panthère, Jaguar, Léopard ou Guépard...
Je minterrompis un instant pour réfléchir.- Tiens! Celui-ci je laime bien: Puma.
- Que penses-tu de Puma-Boute-En-Train.
- Pourquoi Boute-En-Train?
- Pour la même raison que javais dabord pensé à Banteng. Le boute-en-train est dabord quelquun qui met de lambiance, mais aussi lanimal qui sert à trouver et à préparer les femelles en chaleur.
- Sil te plaît, nen rajoute pas. Comme jaime voyager, mon nom sera Puma-Le-Errant.
- OK. Tu peux avoir tes armes.
On installa un stand de tir dans le bois derrière la tente. Javais déjà tiré à larc, mais jétais bien loin davoir la dextérité de Caracal-le-Révolté. Il me fit dabord une démonstration en plaçant ses cinq flèches au centre de la cible à plus de vingt mètres. Ensuite, il me montra la position et me donna un tas de conseils. Je nétais pas un très bon élève, mais il navait pas lair de men vouloir. Pendant plus dune heure, il me corrigea, répétant inlassablement et calmement ses remarques. Je métais tout de même un peu amélioré. Presque trois flèches sur cinq touchaient la cible. Tout à coup, on entendit un bruit davertisseur.- As-tu envie de faire du ski nautique?
- Je nen ai jamais fait.
- Tu verras, cest facile. Prends ton arc.
On dévala la pente jusquà la tente où Philippe se débarrassa de sa coiffe et rangea les arcs.- Viens, dépêche-toi, ordonna-t-il en me bousculant.
Sautant de rochers en rochers, nous sommes descendus vers la mer. Arrivés, à lextrémité dun promontoire, Philippe agita les bras en direction dun petit hors-bord. Le bateau lui répondit dun coup de sirène.- As-tu déjà plongé dune girafe?
- Des tas de fois.
Je nétais pas rassuré pour autant. Le niveau de la mer était à plus de dix de mètres en dessous de nous.- Alors suis moi.
Philippe prit son élan et sauta dans le vide. Il cria et tomba dans leau. Il y eut un moment de silence, puis sa voix monta vers moi.- Daniel, cest ton tour.
Javais peur de mécraser sur des rochers. Mais sil lavait fait, je pouvais le faire à mon tour. Jai resserré les attaches de mon pagne et je me suis élancé dans le vide. Je fis un bon plongeon. Jentrai dans leau, bien droit, la tête la première. Quand jai émergé, Philippe mapplaudissait.- Bravo. Très beau style. Mais ne perdons pas de temps. Il faut rejoindre Patricia et Alexandre.
Je distinguais effectivement deux silhouettes debout dans lembarcation qui nous attendait à quelques mètres. Ils aidèrent dabord Philippe à se hisser à bord.- Notre petit dauphin nest plus tout seul, sexclama Patricia.
- Cest Daniel. Un copain. Il est arrivé hier.
- Et il est aussi dingue que toi, le copain, plaisanta Alexandre.
Il ne mavait pas reconnu, mais je le connaissais. Il me tendit la main et me souleva hors de leau sans effort. Il était vachement costaud, fort comme un taureau, avec des bras comme des cuisses. Il mavait déjà fait tâter ses muscles. Ils étaient durs comme de lacier. Malgré son corps tout droit sorti dune salle de body building, son visage ouvert et souriant suscitait la sympathie. Sa compagne par contre, je ne la connaissais pas. Elle était belle. Je ne me lassais pas dadmirer son regard, son cou si frêle, ses seins droits comme des obus, le creux de son dos cambré, ses jolies fesses bien rondes et ses cuisses galbées.- Philippe. Surveille ton copain. Je ne veux pas quil touche à ma femme.
- Pardon, monsieur, dis-je en rougissant.
Il éclata de rire.- Ne mappelle pas monsieur. Jaime que tu apprécies Patricia comme elle le mérite, mais tiens toi bien sinon je te balance par dessus bord.
Les choses mises au point, Philippe me fit une première démonstration de ski nautique, puis ce fut le tour de ma première leçon. Jeus beaucoup de chance car, au troisième essai, je suis sorti de leau. Je me sentais maladroit sur mes deux bouts de bois. Du bateau, Philippe me faisait signe de me redresser. Ce que je fis pour mon malheur. Une petite vague me fit perdre léquilibre et je tombai dans leau. Le bateau fit demi-tour pour revenir vers moi à petite vitesse.- Est-ce que tu tes fait mal?, me demanda Philippe en criant.
- Non. Jai juste perdu un ski.
- Je vais taider à le remettre.
Il sauta dans leau en méclaboussant. Il plongea sous leau pour ajuster le ski. Lorsquil refit surface, il demanda à Patricia de lui jeter la deuxième corde et une autre paire de skis. On a démarré ensemble. Bien plus à laise que moi, il samusait à masperger ou à passer sous ma corde. De temps en temps, il restait quelques secondes à ma hauteur pour me donner un conseil avant de repartir et accomplir quelques singeries. Le temps passait. Pourtant nous navions pas notre compte lorsque Alexandre laissa son bateau ralentir. Perdant notre vitesse, nous nous sommes peu à peu enfoncés dans leau.- Ah non, pas déjà!, protesta Philippe. Je commençais juste à mamuser.
- Chacun son tour, répondit Alexandre qui avait tout entendu.
Avec laide de Patricia, il ramena les cordes dans le bateau tandis que, Philippe et moi, nous revenions à la nage en poussant nos skis devant nous. Nous nétions pas encore à bord que Alexandre se jeta à leau.- Philippe, à toi les commandes, ordonna Alexandre.
- Chouette, répondit Philippe en se hissant dans le bateau.
Patricia maida à monter à bord. Comme je métonnais de le voir avec un seul ski, elle mexpliqua que cétait ainsi quon pratiquait lincurvé. Nous avons rangé le matériel dans la petite soute tandis que Philippe amenait le bateau en position, bien en face du skieur. Alexandre donna le signal du départ. Je maccrochai. Philippe mit les gaz. Le moteur monta dans les tours, mais le bateau tardait à prendre de la vitesse.- Viens vers lavant, me cria Patricia.
Je me suis exécuté. Alexandre avait presque totalement disparu sous leau, ne laissant derrière nous quune traînée blanche. Il tenait bon malgré leffort et labsence dair. Au milieu dune éruption aquatique, il émergea enfin. Libéré, le bateau se souleva et se mit à glisser hors de leau. Jentendis Patricia donner des instructions pour la vitesse. Surveillant le compte tours, Philippe diminua les gaz. Tout en force et en souplesse, Alexandre se mit à slalomer de part et dautre du sillage. Son ski soulevait un véritable mur deau lorsque, arrivant en dehors du sillage, il virait sur lui-même, se couchant sur la mer au point de toucher la surface de leau avec son épaule. Debout à lavant du bateau, dos au vent, les cheveux dansant autour de mon visage, je ne me lassais pas du spectacle qu‘il nous offrait. Tel un capitaine au commande de son navire, Philippe pilotait le bateau avec attention non sans savourer un profond sentiment de puissance. Sans détourner son attention de son jeune équipage, Patricia prit plusieurs photos avant dordonner à Philippe de ralentir et de stopper le bateau. Derrière, Alexandre protestait à son tour.- Arrête de gémir, rétorqua-t-elle. Si je te laisse faire, tu auras de nouveau mal au dos comme la dernière fois.
Pour le principe, le jeune homme rouspéta encore un peu, mais accepta de remonter dans le bateau. Philippe et Patricia se préparèrent à leur tour pour faire du monoski à deux. Jaidai à dérouler les cordes, puis Alexandre me demanda de masseoir avec lui à lavant. Le démarrage se déroula en douceur. Plus calme que son compagnon, Patricia allait et venait sans sortir du sillage. Comme un jeune chien qui va et vient autour de son maître, Philippe narrêtait pas de slalomer en passant et repassant sous la corde de Patricia. Grisé par la vitesse, je me penchai sur le côté du pare-brise. Lembrun soulevé par létrave maspergeait le visage, formant de grosses gouttes qui coulaient sur ma peau jusque dans mon cou. Je serais bien resté comme cela, mais Alexandre me saisit par la ceinture et me ramena dans le bateau.- Cest dangereux. Si le bateau devait rebondir sur une vague, tu serais éjecté par dessus bord. Surveille plutôt les skieurs.
Obéissant, je me suis assis de nouveau dos au vent, les fesses sur le tableau de bord et les pieds sur le bord du fauteuil. Alexandre jeta plusieurs coups doeils dans ma direction.- Il me semble que je te connais.
- Ça se peut, répondis-je énigmatique.
- Doù viens-tu?
- Bruxelles.
Il nen fallut pas plus pour quil me situe.- Tu es le frère de Maurice.
Je vis son visage se rembrunir. Ma seule présence linquiétait. Jessayai de le rassurer.- Cool. Je suis juste là par hasard. Jai accompagné une amie chez les De Matagne et je passe quelques jours chez eux.
Il hésita un instant, mais finit tout de même par me sourire.- Veux-tu conduire?
Bien sûr que je voulais. Prétextant la prudence et le fait quil devait me montrer les commandes, il me fit asseoir à cheval sur ses genoux. Au bout dun instant, il se pencha à mon oreille pour que je puisse bien lentendre malgré le bruit du moteur.- Ça tombe bien que tu sois là. Jaurais peut-être besoin de toi dans les jours qui viennent. Est-ce que tu serais daccord de maider?
Je savais bien quavec Alexandre je ne risquais pas grand chose. De plus, si je pouvais me faire encore un peu dargent, je pourrais peut-être descendre en Espagne ou en Italie. Jacceptai sous réserve évidemment den savoir plus.- On verra cela plus tard, conclut-il. Pour linstant, ce nest quun projet. Je te mettrai au courant quand le moment sera venu.
Jétais très excité par la perspective dune autre aventure. Nous avons skié ainsi toute la matinée. Vers midi, Patricia nous a rappelé quil était temps de rentrer. Philippe et moi, nous avons essayé de négocier un dernier tour, mais elle fut intraitable. Déjà Alexandre avait consulté son GPS et avait pris son cap. Cédant à nos supplications, il mit la pleine puissance. Appuyés sur le pare-brise, nous nous sommes mis debout côte à côte sur le siège entre Patricia et Alexandre. Bien que essoufflés par la vitesse, nous avons crié notre bonheur contre le vent qui emmêlait nos cheveux, nous giflait le visage.- Comme avant hier? demanda Alexandre à lintention de Philippe alors que nous approchions de la villa.
Philippe minterrogea du regard. Jai haussé les épaules lui faisant comprendre que jétais prêt à le suivre nimporte où.- Cest parti, cria-t-il au pilote.
Sur ce, il mentraîna vers larrière.- Il va longer la plage le plus près possible du rivage. On va sauter du bateau en marche. Fais gaffe à la gifle quand tu tomberas dans leau. Nessaie pas de faire un plongeon. Protège-toi juste le visage et le ventre. Tu verras, cest fastoche.
Nous avons sauté ensemble du même côté du bateau, moi vers lavant, lui vers larrière, histoire de ne pas se faire mal en se touchant. Jai sauté un peu plus haut que Philippe de telle sorte que jai eu le temps de le voir disparaître dans une explosion deau. Jai fait plusieurs culbutes avant de me laisser remonter lentement vers la surface. Quand jai émergé, je vis le bateau virer pour éviter les rochers et continuer vers le large. Je nageai en direction de Philippe qui mattendait un peu plus loin.- Cétait formidable. Merci.
- Je ny suis pour rien, me répondit-il.
- Sans toi, je naurais jamais eu loccasion de passer une matinée aussi fantastique.
- Tu nes pas à ta dernière surprise.
- Je te crois.
- On fait la course? Le premier sur la plage a gagné.
Sans même prendre la peine de donner un départ équitable, Philippe sélança le premier. Malgré mon retard, je neus aucune peine à le remonter. Jarrivai deux longueurs devant lui.- Tu es bon nageur, fit-il essoufflé.
Je ne répondis pas. Kate et les filles étaient sur le chemin qui grimpait vers le quartier des domestiques. Après mon expérience de la veille, je ne savais pas ce quil fallait en penser. Philippe me proposa de prendre une douche. Comme je ne bougeais pas, il essaya de me raisonner.- Ny pense plus. Evite-la et elle te laissera tranquille.
Effectivement, jappréhendais de rencontrer Kate à nouveau. On coupa tout droit vers la piscine. Malheureusement, Kate planta là ses dames de compagnie et vint à notre rencontre.- Si on court, on peut encore la devancer, me proposa Philippe.
Mais je savais quil ne servait à rien de fuir devant linéluctable. Tôt ou tard, je devrais laffronter.- Jai admiré votre arrivée, a-t-elle dit lorsquelle fut à portée de voix. Vous avez lair de bien vous amuser tous les deux.
Tous ses efforts pour paraître gentille se brisèrent contre notre mutisme.- Daniel, je voudrais te parler.
Elle insista. Excédée par notre silence, elle se tourna vers Philippe.- Je veux lui parler seul à seul.
Il ne broncha pas. Elle savança vers lui lair menaçant.- Si tu ne bouges pas, tu vas recevoir la fessée de ta vie.
A lair renfrogné de Philippe, je vis venir la bagarre et je me suis interposé. Jai dabord fait face à Kate.- Ne crois-tu pas que tu as fait assez de mal hier soir?
Javais presque crié. Kate prit un air triste.- Jétais venue faire la paix. Vois comment tu me reçois!
Je lai regardée dans les yeux pour essayer de savoir si elle était sincère. Mais comment être sûr quelle ne me jouait pas la comédie? Je me suis tourné vers Philippe.- Tu peux me laisser. Je crois que je peux me débrouiller seul un instant.
Il serrait les poings. Tout son corps était tendu à lextrême. Les veines de son cou et de ses tempes saillaient et paraissaient bleues sous sa peau bronzée.- Calme-toi. Elle ne nous fera rien.
- Je suis calme, répliqua-t-il offusqué en tournant les talons.
Je le regardai séloigner dun pas nerveux et sasseoir sur le petit muret qui séparait la plage et le jardin. Jai interrogé Kate du regard pour savoir ce quelle avait à me dire.- Je voulais nous excuser pour hier soir. Nous navons pas été chics avec toi.
- Cest le moins que tu puisses dire.
- Nous en veux-tu?
- A ton avis?
Elle semblait sincèrement embêtée. Son visage témoignait pour elle. Comme elle ne trouvait rien à dire, jai poursuivi:- Je considère la soirée dhier comme une leçon. Je ne me laisserai plus entraîner aussi facilement. Tu as sans doute profité de ma faiblesse à mes dépens. Dans un certain sens, je devrais têtre reconnaissant de me lavoir révélée.
- Jaimerais me faire pardonner.
Jai haussé les épaules.- Pourquoi tiens-tu tellement à moi?
- Je... Je crois que jai un faible pour toi.
Que répondre à cela? Cela faisait plaisir à entendre. Je lai laissée parler.- Jaime bien ce que tu es. Tu as encore les traits de lenfant, pourtant tu en as déjà perdu linnocence. Déjà homme sur certains points, mais tu as encore tout à apprendre.
Elle me caressa le visage.- Jaimerais être ton professeur.
Il ne fallait pas me faire un dessin. Elle désigna une des extrémités de la plage.- Si ça tintéresse, ce soir après le feu d'artifice, je serai là-bas près des rochers. Je tattendrai jusquà minuit.
Je regardai dans la direction quelle indiquait. Puis je me suis tourné vers Philippe qui jetait rageusement des cailloux dans le sable, puis vers Marie et Nathalie qui faisaient semblant de ne pas nous observer. Je me sentais rougir. Je baissai les yeux sur le sol.- Je ne sais pas si je viendrai. Mais si je viens, sois seule. Sinon, tu ne me verras pas.
Je lai regardée. Elle ma souri. Elle allait dire quelque chose, mais jai détalé avant den entendre plus. Suivi de près par Philippe, jai escaladé le talus vers la piscine. A peine avions-nous atteint le sommet quil me demanda ce que nous nous étions dit. Je lui racontai tout.- Oh, la chienne, sexclama-t-il. Elle veut vraiment tinscrire à son tableau de chasse.
- Cest un joli brin de fille et elle a déjà de lexpérience.
- Cest ça. Jette-toi dans ses bras. Mais noublie pas quelle est dangereuse et que tu es totalement désarmé contre elle.
Sur ces entrefaites, nous étions arrivés au bord de la piscine. Sans que je le voie venir, Philippe me poussa à leau. Suffoquant, jai rejoint la surface. Je mapprêtais à lui signifier ma façon de penser. Je neus pas le temps douvrir la bouche quun raz de marée minonda le visage. Philippe avait sauté dans leau devant mon nez les genoux ramenés contre la poitrine. Je me lançai à la poursuite du traître. Nous avons entamé une bataille aquatique dont les règles mal définies consistaient essentiellement à enfoncer la tête de son adversaire sous leau et de prendre la fuite. On jouait depuis quelques minutes lorsque, agrippé au bord de la piscine pour reprendre mon souffle, je vis Isaline dans un des fauteuils. Elle était seule et nous regardait. Elle me fit bonjour de la main. Je neus pas le temps de répondre. Philippe sagrippa à mon dos et mentraîna sous leau. Une fois dégagé, je nageai rapidement vers léchelle.- On ne joue plus?, sétonna Philippe.
- On va bientôt manger.
Jai laissé Philippe minjurier à en avoir tout son soûl. Je suis sorti de leau et jai été masseoir au pied du fauteuil dIsaline, les bras croisés sur laccoudoir. Je voyais bien que quelque chose nallait pas. Ses yeux étaient encore rouges de fatigue. Malgré son air jovial, je ne la sentais pas aussi décontractée que la veille. Elle ne voulait pas le montrer, mais elle avait des soucis. Malgré mes cheveux trempés, elle me caressa la tête et la nuque.- Vous avez lair de bien vous entendre, constata-t-elle.
- Tu avais raison. Philippe est un chouette gars. On a fait du ski nautique avec le bateau dun voisin. Il ma aussi appris à tirer à larc.
- Il est très bon archer. Sais-tu quil fait de la compétition?
- Non, il ne me la pas dit. Et toi, tes-tu bien amusée hier soir?
- On sest vraiment éclaté, dit-elle sur un ton enthousiaste qui sonnait faux. Tanguy ma emmené dans plusieurs boîtes de nuit pour retrouver des copains. On a terminé la nuit à cinq dans une villa de la côte. On a dansé, bu et fumé jusquà laube.
- Tu nas pas beaucoup dormi.
- Tanguy et ses amis ne men ont pas laissé loccasion.
Elle avait été seule fille avec quatre garçons ivres et probablement sous linfluence dune drogue quelconque. Ce nétait certainement pas pour danser et pour écouter de la musique.- Quest-ce quils tont fait?
Elle laissa sa tête aller en arrière contre le dossier et ferma les yeux. Elle ne répondit pas à ma question.- Je naime pas beaucoup les amis de Tanguy. Il la compris et ne mobligera plus à les revoir.
"Si Tanguy a fait du mal à Isaline, je jure de le lui faire payer", pensai-je intérieurement. Elle changea brusquement de sujet.- Quest-ce qui se passe entre toi et Kate? Hier soir, elle faisait du charme à Tanguy. Elle aurait voulu sortir avec nous. Puis soudain, elle disparaît avec toi.
Je lui racontai notre soirée sans omettre le coup de la vodka.- Jai limpression quelle sest vengée sur toi. Méfie-toi delle.
A ce moment, la cloche retentit, annonçant le repas des enfants. Isaline saisit un drap éponge et se mit en devoir de me sécher. Je laurais bien fait moi-même, mais elle le faisait si bien. Jai soutenu le regard hilare de Philippe qui terminait de prendre sa douche et qui s'essuyait lui aussi.Pendant le repas, comme Tanguy ne se montrait pas, Isaline est restée près de nous. Nous nous sommes occupés chacun d'un gosse au grand soulagement de la puéricultrice. Après le repas, nous nous sommes assis tous les trois sur le bord de la piscine les pieds dans l'eau. Nous avons parlé de choses importantes pour des jeunes de notre âge comme le cinéma, la musique et les bandes dessinées. Vers deux heures, Isaline nous a quittés pour aller voir si Tanguy émergeait enfin après sa nuit de débauche. Il me semblait qu'elle nous avait quitté en meilleur disposition que lorsque nous l'avions rencontrée. Laprès-midi, s'annonçait chaude. Je demandai à Philippe quelles étaient ses intentions.
- J'ai mon idée, répondit-il mystérieux. Suis-moi.
Il bondit sur ses pieds et mentraîna de l'autre côté de la villa, là où on parquait les véhicules. Philippe ouvrit une porte de garage dévoilant deux petites motos de cross.- Je viens de recevoir une nouvelle moto. Si ça te dit, je te prête mon ancienne pour faire un tour. Il y a des tas d'endroits superbes à explorer le long de la côte.
Pour sûr que ça me disait. Malgré la chaleur, il me fit mettre un blouson, un pantalon et des bottes. Ainsi équipés, nous avons effectué un petit tour dentraînement dans le parc, puis nous avons quitté la propriété par la grande porte dont Philippe pouvait actionner la télécommande fixée à son guidon. Je craignais un peu de tomber sur des gendarmes car nous n'avions pas l'âge, mais cela n'avait pas l'air de l'inquiéter. Une centaine de mètres plus loin, nous nous sommes enfoncés dans un bois de pins. Le terrain n'était pas trop accidenté de telles sorte que je n'avais pas de difficultés à suivre Philippe qui m'attendait souvent après les montées ou les passages plus difficiles. Nous avons croisé plusieurs fois des promeneurs. Quoique nous ne prenions aucun risque, nous nous faisions systématiquement insulter. Pourquoi les gens se sentent si facilement agressés? Lorsqu'il y avait un point de vue intéressant, Philippe s'arrêtait pour m'expliquer. Je suis certain qu'il se documentait sur toutes les activités de la région car il répondait sans hésiter à mes questions. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés chez Alexandre et Patricia. Ils occupaient la villa voisine de celle des parents de Philippe. Quoique plus petite, elle était plus moderne et disposait également d'une piscine et d'un terrain de tennis. Nous avons retrouvé le couple au bord de l'eau en train de prendre l'apéritif. Comme nous étions en nage, ils nous ont offert à boire. Un petit match de water-polo - Patricia et Philippe contre Alexandre et Moi - dans la piscine acheva de nous réhydrater.Nous avons ramené les motos sagement par la route. Les grilles de la propriété étaient déjà ouvertes pour accueillir les invités. Un garde était posté à l'entrée et m'arrêta. Je dus rappeler Philippe qui avait déjà franchi la grille.
- Excuse-le, m'expliqua Philippe. Il fait son métier. Mon père est un peu maniaque question sécurité.
Avant de ranger les motos, nous les avons nettoyées et frottées jusqu'à ce qu'elles brillent à nouveau. Philippe avait l'intention de manger et de dormir dans son campement indien. Nous sommes donc descendus aux cuisines pour voler quelque chose à griller sur notre feu de camp. Malheureusement, Albert nous arrêta au moment où nous sortions avec notre butin.- Monsieur Philippe, je pense que vos parents comptent sur vous pour paraître à leur côté cette nuit. Alors remettez à sa place ce que vous avez pris et montez vous changer.
- Oh non. Albert, soyez sympa. Laissez-nous filer. Dites simplement que vous ne nous avez pas trouvés.
- Monsieur Philippe, vous me demandez de mentir. De toute façon, je trouve que vos parents ont raison d'exiger votre présence.
- Je vais arranger cela.
Philippe se déchargea de ses vivres dans mes bras et disparut dans la villa. Albert essaya de le retenir.- Monsieur Philippe, vous n'allez pas monter habillé ainsi...
Puis à voix basse, pour lui-même.- ... les invités arrivent déjà.
Il hocha la tête, puis regarda le paquet de victuailles que j'essayais en vain d'empêcher de tomber à terre.- Je vais te donner un sac.
- Vous croyez que ses parents nous laisseront camper cette nuit?
- Il fut un temps, il n'y a pas plus de deux jours, où il se serait passé d'une quelconque autorisation. Je ne sais pas si c'est ta présence, mais cela faisait un moment qu'on ne l'avait plus vu aussi détendu. Il ne se passait pas une journée sans qu'il ne pique une crise de colère.
Je m'étais déjà rendu compte qu'il s'énervait facilement, que ce soit avec Kate ou sa mère. Avec moi, il n'était pas ainsi.- S'il le demande comme il faut, je suis sûr que sa mère le laissera aller.
En l'attendant, je suis retourné dans ma chambre. Je ne sais pas exactement pourquoi, sans doute était-ce la perspective de la nuit sous tente qui réveillait mes réflexes de nomade, mais jai rassemblé toutes mes affaires et jai bouclé mon sac.- Tu t'en vas!, s'étonna Philippe lorsqu'il m'a rejoint.
- Non, mais je me suis dit quil pourrait manquer quelque chose là haut et que j'aimais autant avoir tout mon matériel avec moi.
- Bonne idée. J'ai pris des piles pour ma lampe de poche. Avec cela, on est armé contre toute éventualité.
- Ta mère n'a pas fait de difficulté?
- Non, elle ne peut rien me refuser. As-tu la bouffe?
Je lui ai désigné le sac que m'avait donné Albert.- Super! On y va.
Nous avons atteint le campement à la tombée de la nuit. Tandis que je faisais une rapide provision de bois, Philippe alluma le feu. Quand il y eut assez de braises, nous avons commencé à griller le splendide morceau de boeuf dérobé aux cuisines et à réchauffer dans une gamelle des légumes et du riz prévus initialement pour une salade. L'odeur du bois nous enveloppait et s'imprégnait partout jusque dans la nourriture. Notre longue journée d'exercices avait considérablement creusé notre appétit. Nous avons littéralement dévoré toutes nos provisions jusqu'au pain prévu pour le lendemain matin. Repus, nous nous sommes étendu de part et dautre du feu. Le ciel plein détoiles, le chant des criquets qui résonnait dans la nuit, le bruit de la mer sur les rochers, tout réveillait en moi le désir de grands espaces. Le confort de la villa ne me faisait pas oublier le plaisir ressenti chaque soir au cours de mes voyages. J'en fis la confidence à Philippe. Il émit le désir de m'accompagner. Alors, je fus obligé de tout lui avouer au sujet de notre fugue et de mes origines. Je doutais que ses parents acceptent qu'il m'accompagne.- Ils n'auront rien à me dire.
Je lui expliquai que javais déjà la police à mes trousses et que je ne désirais pas aggraver ma situation. Il se tut. Je compris qu'il boudait. Pour parler dautre chose, je lui posai des questions au sujet des compétitions dont m'avait parlé Isaline. Il fut soudain très loquace. Il n'était pas peu fier de ses prestations. Il parla même de son dernier exploit qui lui valut l'interdiction de partir en Egypte avec sa troupe. A loccasion de laccueil dun jeune scout et en guise d'épreuve de totemisation, sa patrouille avait imaginé de reconstituer lexploit de Guillaume Tell. Le nouveau avait été ligoté à un piquet. Pour donner plus de crédibilité à l'épreuve, on avait demandé à Philippe de faire semblant de tirer une flèche dans une pomme déposée au sommet du crâne du garçon. Quelqu'un devait subtiliser la pomme par une autre transpercée par une flèche semblable à celle que devait tirer Philippe. Le bruitage était assuré par deux autres compères. Contrairement à ce qui avait été prévu, sûr de son coup, Philippe lâcha sa flèche qui vint se planter en plein milieu du fruit. Le plus cocasse fut qu'on entendit deux sifflements de flèches et deux impacts légèrement décalés. Il paraît que le gars avait eu si peur qu'il en avait fait dans son froc. Tout aurait pu en rester là, mais la victime en a parlé à ses parents. La conclusion fut le renvoi de Philippe et bien sûr l'annulation de son voyage en Egypte.Vers onze heures, il y eut un feu d'artifice tiré depuis la villa au dessus de la mer. Dès la première fusée, je me rappelai la promesse de Kate: elle m'attendrait jusque minuit. J'essayai de ne plus y penser. Depuis notre promontoire, nous avions une vue privilégiée. Les parents de Philippe ne regardaient pas à la dépense. Les fusées se succédaient illuminant le ciel sans discontinuer. Tandis que j'admirais le travail des artificiers, Philippe sans doute blasé par ce genre de spectacle disparut un bref instant. A son retour, j'ai remarqué qu'il cachait quelque chose derrière son dos. Je n'y ai prêté aucune attention particulière. Lorsque le spectacle fut terminé, nous sommes retournés près du feu. Je me suis assis tout près pour me réchauffer. Philippe restait debout. Lentement, il leva le bras. Je me demandais ce qu'il manigançait. Il tenait une espèce d'objet cylindrique au dessus du feu.
- Qu'est-ce que tu fous.
- C'est un pétard.
Il le laissa tomber dans le feu. Il ne faisait pas mine de bouger pour se mettre à l'abri. Il restait calmement en face de moi. Je croyais qu'il bluffait.- Un gros?
- Il peut faire mal. Je l'ai piqué aux artificiers tout à l'heure avant de monter ici.
- T'es con.
- Je sais.
- Pourquoi ne bouges-tu pas?
- J'attends que tu te tailles le premier.
- Alors tu attendras longtemps.
Je me penchai vers les flammes. Il craqua. Se jetant sur moi, il me tira en arrière juste au moment où la charge explosa, projetant les braises dans toutes les directions. Par chance, je n'ai pas été touché. A côté de moi, Philippe s'agitait en jurant. Un brandon l'avait brûlé au mollet. Mais je n'eus pas le temps de lui faire un démonstration de largot pratiqué dans les lycées de Bruxelles. Nous avons dû nous précipiter pour éteindre les petits incendies qui s'allumaient dans la végétation desséchée.La paix une fois revenue, nous avons ranimé notre feu. En regardant les flammes, je ne pouvais m'empêcher de penser au rendez-vous de Kate. Par mes silences, Philippe s'en rendit compte et redoubla d'imagination pour me le faire oublier. Mais au fur et à mesure que le temps passait cela devint une véritable obsession. Il était minuit moins quart lorsque je me levai brusquement.
- J'y vais.
Il jura.- Je m'y attendais.
Tandis que je m'enfonçais dans la nuit, je l'entendis crier après moi.- Et cette fois, ne compte pas sur moi pour venir te sauver la mise.
J'étais stupide, mais comment résister au désir qui m'habitait depuis le début du feu d'artifice.Prudent, je m'approchai silencieusement par le bois. Arrivé à hauteur du dernier arbre, je pouvais observer les rochers sans être vu. Une ombre blanche se tenait bien en vue. Comme promis, elle était seule. J'hésitai encore une fois. C'était le point de non retour. Une fois franchie l'orée du bois, je ne pourrais plus revenir en arrière. Je restai comme paralysé hésitant entre mon désir et ma raison. Le temps passa. L'heure était passée. Je la vis s'impatienter. Elle se leva, marcha un peu le long des rochers, hésita un instant et soudain prit la direction de la villa. L'attente avait eu raison du feu qui brûlait le bas de mon ventre. Alors qu'elle arrivait à ma hauteur, jai reculé pour me réfugier dans l'ombre des arbres. Un branche craqua sous mon pied. Elle s'arrêta et regarda dans ma direction.
- Daniel. C'est toi?
Je ne répondis pas.- Qui est là?
Jai encore reculé. Elle avança dans ma direction. J'aurais pu me sauver, mais j'étais comme hypnotisé par cette Walkyrie qui se précipitait sur moi.- Pourquoi n'es-tu pas venu?, demanda-t-elle lorsqu'elle fut tout près. Je t'ai attendu jusque maintenant. Il fait froid sur les rochers, sais-tu!
J'hésitai avant de lui répondre.- J'ai peur.
- N'as-tu pas confiance en moi? Sinon, pourquoi es-tu là?
Jai haussé les épaules en guise d'ignorance.- Tu n'es pas facile à apprivoiser. D'un côté, je préfère cela.
Elle me tira à elle et m'embrassa sur la bouche. Je restai un moment les bras ballants, puis, peu à peu, prenant confiance en moi, je me mis à la caresser d'une main tremblante. De temps en temps, elle me donnait des consignes précises que j'essayais de suivre maladroitement.Soudain, quelqu'un nous sépara sans délicatesse.
- Vous êtes dégueulasse tous les deux. Comme des animaux.
- Isaline..., ai-je tenté de dire pour me justifier.
- Tais-toi chien lubrique, fit-elle en me poussant si fort que je tombai assis par terre. Je te croyais différent, mais tu es comme les autres.
- Il a essayé de me prendre de force, se défendit Kate.
- C'est ça, putain dévergondée. Raconte cela à qui tu veux. Personne ne te croira. On sait que la moindre vue d'un garçon te fait mouiller. Maintenant, tu vas laisser cet enfant tranquille ou tu auras affaire à moi.
Comme elle était belle lorsqu'elle était en colère!- Ce n'est plus un enfant et personne ne l'a forcé à venir ici.
- Non, mais tu l'as manipulé. Il n'est pas comme toi. Si tu veux un gigolo, sers-toi parmi les copains de Tanguy. Ceux-là, ils sont à point. Maintenant, fous le camp.
Elle bouscula Kate.- Va-t-en! on t'a assez vu, insista-t-elle.
Folle de rage, Kate se jeta sur Isaline. Elle la roua de coups et linjuria.- Espèce de catin. Tu nas encore jamais eu dorgasme que tu crois déjà pouvoir te réserver tous les garçons.
Plus grande et plus forte qu'Isaline, elle avait l'avantage. Sans réfléchir, je me suis précipité pour m'interposer entre elles. Malgré les coups et les griffes que je recevais de toutes parts, je suis parvenu à les séparer. Bien que hors de portée lune de lautre, elles poursuivaient la joute en se traitant de tous les noms. Pour mettre un terme à leur dispute, je décidai déloigner Isaline. Même quand elles furent hors de vue, le bois continuait de résonner de leurs paroles ordurières. Dans une autre situation, jaurais certainement trouvé la situation cocasse. Mais là, il fallait quelle se calme.- Isaline, arrête, lai-je suppliée. Nous ne sommes pas chez nous. Il y a des gens qui nous entendent. Souviens-toi pas que nous ne sommes pas censés nous trouver ici.
Elle me regarda lair furieuse, mais se calma aussitôt.- Ton nez saigne.
- Je sais, fis-je en messuyant le visage du revers de la main.
Jajoutai non sans reproche.- Et je ne suis pas sûr que ce soit Kate qui mait donné le coup qui ma mis dans cet état.
- Je suis désolée.
- Comme cela, on est à égalité. Si je ne métais pas laissé emberlificoter par Kate, tu naurais pas dû te battre. Et si tu ne tétais pas battue, je ne serais pas dans cet état.
Je marquai un temps de silence avant de demander:- Comment nous as-tu retrouvés?
- Je vous cherchais toi et Philippe. Albert mavait indiqué comment trouver votre tente. Je suis arrivée juste après que tu aies quitté le campement. Dabord, Philippe na rien voulu me dire bien quil rageait contre toi. Note que je navais pas besoin de beaucoup dexplications. Je savais quil sagissait de Kate. Finalement, jai pu le convaincre que tu étais en danger. Il ma conduit jusquici et me voilà.
Je lui souris. Jétais heureux de savoir quelle veillait sur moi.- Merci dêtre venue.
- Cétait normal. Je me sens un peu responsable de tavoir entraîné ici. Je ne tavais pas vraiment préparé à cela, bien que je mimaginais pas que les filles tintéressaient à ce point.
Il y eut un instant de silence pendant lequel on sest regardé. Je pouvais lire dans ses yeux plus que de la tendresse. Ou, du moins, je me limaginais. Cétait le moment de le lui dire...- Isaline, je taime.
Elle caressa mes cheveux.- Moi aussi, je taime bien.
Jai pris sa main et lai serré contre ma poitrine pour quelle sente les battements de mon coeur.- Non. Je voulais dire comme un homme. Je taime damour.
Isaline me regarda étonnée, comme si elle me découvrait pour la première fois.- Alors, cest Kate qui voyait juste.
Elle se détourna. Je voulus mapprocher. Elle se déroba.- Non laisse-moi.
Pourquoi me rejetait-elle?- Isaline, je ten prie. Je tai dit que je taimais et il est bon que tu le saches. Mais ne me retire pas ta confiance. Je ne te demande rien. Je veux juste rester près de toi.
Elle se tourna vers moi. Malgré la nuit, je pouvais voir le reflet des larmes dans ses yeux.- Trop de choses se sont passées cette nuit. Ne me suis pas. Je voudrais me retrouver seule.
Impuissant, jai écarté les bras et je lai regardée disparaître dans la nuit.- Et bien toi alors. Quelle santé!
Surpris, je me suis retourné pour découvrir Philippe accroupi au pied dun arbre à quelques mètres seulement derrière moi. Dans la nuit, toutes les formes se confondent.- Tu nous as espionnés!, lui ai-je reproché.
- Je devais bien montrer lendroit à Isaline. Et une fois-là, jai bénéficié du spectacle. Reconnais quà un moment tu aurais été content davoir de laide pour séparer ces deux furies.
Je ne pouvais lui en vouloir. Sil était là, cétait par amitié.- On retourne au campement?, proposai-je.
- OK. Mais jaimerais que tu mexpliques comment tu fais avec les filles. Il y a une rouquine au collège que je voudrais bien séduire...
Je fus incapable de mendormir. Mon nez me faisait mal, mais la véritable raison cétait quà mon tour je minquiétais pour Isaline. Elle ne mavait pas expliqué la raison pour laquelle elle nous cherchait, Philippe et moi. Elle avait parlé dautres événements survenus plus tôt dans la soirée. Je men voulais de navoir pas cherché à en savoir plus. Vers deux heures du matin, je me suis levé. Philippe a grogné en me sentant bouger, mais il ne sest pas réveillé. Jai pris mes affaires et je suis sorti de la tente pour mhabiller. Ne sachant pas par où commencer, je suis descendu vers la villa où la fête touchait à sa fin. Jai circulé parmi les derniers invités. Il formaient des petits groupes épars. Les uns parlaient bruyamment, les autres dansaient sur les mélodies que passait un disk-jockey fatigué. Parfois, je passais à côté dun convive endormi, abandonné dans un fauteuil ou dans un divan. Au bar, Albert veillait sur les derniers moments de la fête. Il discutait avec un homme au crâne dégarni que je ne connaissais pas. En me voyant, Albert ma proposé à boire. Jai pris un verre de Perrier que jai vidé lentement en écoutant les deux homme parler. Au moment de me lever pour continuer mes recherches, Albert sinquiéta soudain à mon sujet.- Tu ne ferais pas bien daller dormir?
- Je cherche Isaline.
- Cest gentil de ta part de tinquiéter pour elle. La pauvre petite, cela navait pas lair daller pour elle. La dernière fois que je lai vue, elle était dans une des chaises longues près de la piscine. Je lui avais suggéré de rentrer car il commençait à faire humide, mais elle na pas voulu.
- Y a-t-il longtemps?
- Une heure, tout au plus.
- Merci, Albert.
- Et après, vous allez vous coucher tous les deux.
Les adultes! Toujours à vouloir donner des conseils pour se donner bonne conscience. Je courus jusquà la piscine. Elle était totalement plongée dans lobscurité. Dabord, je ne vis personne. Il fallut laisser mes yeux sadapter avant de pouvoir distinguer une ombre recroquevillée dans un des fauteuils de lautre côté de leau. Je fis le tour. Elle dormait et ne mavait pas entendu. Je lai regardée un instant. Il était évident quelle avait froid. Jai retiré mon pull et je lai déposé sur ses épaules. Je me suis couché juste à côté delle pour lui donner un peu de ma chaleur. Jai cru un moment quelle allait se réveiller, mais elle bougea juste un peu pour se resserrer contre moi avant de se rendormir complètement. De là où nous étions, je pouvais observer la villa. Jai entendu les dernières voitures partir. Ensuite, Albert est passé de pièce en pièce pour éteindre les lampes. La propriété fut plongée le noir le plus complet. Cest dans un silence quasi absolu que je me suis endormi confiant dans le jour qui nallait plus tarder à se lever.Quelquun me secouait sans ménagement. Emergeant dun sommeil profond, jai porté un regard incrédule autour de moi. Nous étions dans la brume. On se serait cru un matin dhiver. Il y avait Tanguy et son père. Isaline était debout en face de moi et se cachait le visage dans mon pull. Lair peu amène, un gendarme la tenait fermement par le col. Mon sang ne fit quun tour. Je me retournai juste au moment où lautre représentant de lordre voulut me saisir. Par réflexe, je lai esquivé et jai bondi hors de portée en renversant la chaise longue sur ses pieds. Sans interrompre mon élan, je me suis jeté sur son compère. Je me suis débattu comme un diable. Il essaya de me maîtriser, mais il était gêné par Isaline. Dans la mêlée, je suis parvenu à défaire sa prise du col dIsaline. Je lai poussé de toutes mes forces et il est tombé dans la piscine. Jeus juste le temps de faire volte-face pour éviter lautre qui trébucha sur une petite table. Tanguy et son père ne semblaient pas vouloir intervenir. Jai profité de la surprise pour prendre Isaline par le bras et menfuir avec elle en direction du bois que je commençais à bien connaître. Profitant des accidents de terrain, nous avons pu les distancer. Nous étions hors de vue lorsque je me rendis compte quIsaline se laissait tirer. Je me suis retourné pour avoir une explication. Elle était en larmes.
- Laisse-moi, sanglota-t-elle.
- Ils vont tarrêter et te renvoyer chez tes parents.
- Cest mieux ainsi.
- Nous pouvons nous cacher quelques jours et revenir quand les gendarmes nous auront oubliés.
Découragée, elle haussa les épaules.- De toute façon, Tanguy ne veut plus me voir. Cest lui qui nous a dénoncé aux gendarmes.
- Quest-ce qui sest passé?
- Hier, comme je ne voulais plus laccompagner chez ses amis, il ma menacée. Jai cru que cétait du bluff et quil allait se calmer.
Dun côté, jétais heureux dapprendre que Tanguy avait rompu. Mais je compatissais à la déception dIsaline. Après une courte réflexion, je pris ma décision.- Je refuse de tabandonner aux gendarmes. Si tu veux rentrer maintenant, je te mets dans le train et ce soir tu es chez toi. Nous navons pas besoin deux.
Elle me regarda incrédule.- Je dois avoir assez de blé pour un billet retour.
Comme elle hésitait, jai insisté:- Tu peux aller retrouver les gendarmes, mais, dici quils remplissent tous les papiers, plusieurs jours se seront écoulés avant dêtre chez papa et maman.
Jajoutai encore, non sans savoir que je touchais à une corde sensible.- Choisis. Soit deux policiers te reconduisent chez ton père. Ce mest déjà arrivé et je te prie de croire quon nest pas fier. Soit tu rentres simplement chez toi la tête haute. Tes parents seront tellement contents de te revoir quils en oublieront leur colère. Tu verras.
Jentendis les gendarmes approcher.- Réfléchis, mais fais vite.
Je lui montrai le mur de pierres.- Le camp de Philippe est au sommet. Je monte déjà.
Jétais sûr de sa décision. Elle ne me décevrait pas. Effectivement, je navais pas parcouru un mètre, quelle me suivait déjà. Réveillé par le bruit de notre course dans les bois, Philippe nous attendait anxieux au sommet. Tout en aidant Isaline à franchir le rebord, je lui expliquai brièvement la situation.- Oh, la charogne, cracha-t-il à ladresse de son frère. Il me le paiera.
- Naggrave pas la situation. Jai lintention daller chez Alexandre. Tu pourras my retrouver si tu veux.
- Crois-tu quil accepteras de vous cacher?
Je ne répondis pas puisquil navait pas à connaître les rapports que javais déjà eu avec leur voisin. Jétais occupé à fermer mon sac. Lorsque jeus fini, je lui chuchotai à loreille:- Retourne dans la tente et fais semblant de dormir. Dis juste que tu ne nous as pas vu.
Dun mouvement de tête, il me fit comprendre quil avait compris. Il nous regarda partir avant de disparaître sous sa tente. Jentraînais Isaline vers la mer. Elle était bonne nageuse et la configuration de la côte empêcherait de toute façon les gendarmes de nous suivre si, par hasard, ils avaient lidée de nous chercher de ce côté. Arrivé au promontoire, jai vidé et gonflé loutre qui me servait de gourde. Je lattachai solidement à lextérieur de mon sac.- Que fais-tu?
- Elle servira de bouée. Donne-moi tes chaussures et tes vêtements je vais tout mettre dans le sac. On sen va par la mer.
- Va-t-on sauter dici?
- On va sauter dici.
Elle hésita une seconde, puis ajouta:- Si tu le dis!
En moins de temps quil ne le faut pour le dire, nous nous sommes déshabillés. Jai entassé nos vêtements dans le sac que je jetai en premier. Je pris Isaline par la main.- A nous.
Elle me sourit confiante. Nous avons pris notre élan et nous nous sommes jeté ensemble dans la mer.La villa dAlexandre était construite sur la côte à un endroit où la terre plongeait abruptement dans la mer. Un petit chemin partait de leur terrasse, descendait le long de la falaise en serpentant et rejoignait le pont flottant auquel le bateau était amarré. Cest là que nous avons abordé.
- Où sommes nous?
- Un ami de Philippe. Je le connais également. Il travaille avec mon frère et je lui ai déjà rendu de petits services.
Isaline grelottait. Je lentourai de mes bras pour la réchauffer. Elle appuya sa tête contre mon épaule. Après un instant, jobservai:- Le soleil est en train de percer la brume. Il doit faire meilleur là-haut.
Elle sécarta après une hésitation. Jai soulevé difficilement le sac qui était devenu très lourd avec toute leau dont il était imbibé. Elle ma aidé à passer les bras dans les lanières, puis elle ma pris la main et est passée devant. Nous sommes montés ainsi ensemble unis. Nous sommes arrivés rapidement dans la zone ensoleillée. La terrasse était déserte et la villa restait silencieuse. Alexandre et Patricia nétaient pas encore levés. Isaline a ouvert une chaise longue tandis que jouvrais mon sac et que jétalais toutes les affaires au soleil.- Viens tétendre à côté de moi, mordonna Isaline. Jaimerais que tu me réchauffes encore un peu.
Maladroitement, je me suis glissé contre elle. Je déposai délicatement ma joue dans le creux de son épaule et elle se mit à me caresser les cheveux et la nuque. Nous avons joint nos mains sur son ventre. Ainsi enlacés, bercé par le rythme de notre respiration et les battements de nos coeurs, nous nous sommes peu à peu assoupis.Cest là que Patricia nous a trouvé un peu plus tard dans la matinée. Avec une tendresse toute maternelle, elle écarta du bout des doigts les cheveux qui tombaient sur mon front. Jouvris les yeux. Habituée à une vie aventureuse, elle ne semblait pas étonnée de nous voir.
- Quest-ce que vous faites là?
Elle sintéressait simplement à nous. Je ne ressentis aucun reproche dans sa voix.- On est en cavale. Les cochons ont essayé de nous cueillir au saut du lit.
Elle fronça les sourcils. Je compris son inquiétude.- Ils nont pas pu nous suivre et ils ne vont pas perdre leur temps à perquisitionner toutes les villas de la côte dautant plus quon a pu prendre nimporte quelle direction.
- Tu aurais pu penser au risque que tu nous faisais courir.
- Désolé.
- Cest bien que cest toi. Qui est-ce?, demanda-t-elle en désignant Isaline du menton.
- Une amie. On sest tiré ensemble de Bruxelles.
- Elle est mignonne. Tu es gâté.
Je levai les yeux vers le visage dIsaline encore endormie.- Jai peut-être mes chances.
Patricia mébouriffa les cheveux puis se redressa.- Je vais vous préparer un petit déjeuner, dit-elle avant de disparaître dans la maison.
A ce moment, Isaline ouvrit les yeux. Elle avait fait semblant de dormir.- Elle nétait pas contente de nous voir, fit-elle remarquer.
- Cest compréhensible. Ils sont ici en vacances et ils ne désirent pas se choper les emmerdes des autres.
- Je les comprends.
Elle mattira contre elle.- Alors, tu fantasmes à mon sujet?, me demanda-t-elle avec taquinerie.
- Cela fait longtemps.
- Pourquoi ne me las tu jamais dit?
- Tu en aimais un autre. De plus, bien quon a le même âge, tu es plus grande que moi.
- Le temps va arranger cela. De toute façon, cela na pas arrêté Kate.
Je baissai les yeux honteux..- Men veux-tu?
- Je nai pas de raison de ten vouloir car on ne sétait jamais engagé lun vis-à-vis de lautre. Disons que tu nas pas fait preuve de beaucoup de constance.
- Je ne comprends pas ce qui ma pris.
Elle me sourit.- Je connais peu de mâles qui auraient résisté à ses charmes. Dailleurs, je pense que cest volontairement que ses parents lont cloîtrée pour les vacances dans la villa des De Matagne. Elle est complètement obsédée par le sexe.
- Demande-moi ce que tu veux pour me faire pardonner.
- Je voudrais que tu sois comme tu as toujours été avec moi, gentil, intentionné et prévenant. Retournons à Bruxelles, puis on verra.
Je me mordis la lèvre.- Quest-ce quil y a?, demanda-t-elle inquiète.
- Tu rentreras seule. Je nai pas suffisamment dargent pour acheter deux billets. De toute façon, je ne peux pas rentrer.
- Pourquoi?
- Mon frère...
Je ne pouvais en dire plus.- Toi et tes secrets!
Elle me caressa les cheveux.- Note que cela te donne un charme particulier. Jaimerais quun jour tu me parles un peu de ta famille.
- Plus tard.
- Quand tu te sentiras prêt.
Dune main dans ma nuque, elle mattira à elle et pressa ma bouche contre la sienne. Jai senti sa langue chercher le chemin de ma bouche. Jai entrouvert mes lèvres et je me suis laissé faire. Tout cela me semblait bien plus naturel quavec Kate. Je navais plus peur. Lamour nous dictait les gestes à accomplir.Alexandre nous a conduit à la gare. Il nous accompagna dans la salle des guichets. Je les abandonnai tous les deux un bref instant pour acheter le ticket. Lorsque le guichetier mannonça le prix, jai vidé mes poches. Malheureusement, javais été trop optimiste au sujet de mes économies. Il me manquait deux cents francs. Jappelai Alexandre et lui expliquai le problème. Il me regarda dun air sévère.
- Je nai pas lhabitude de payer à lavance. Dautant plus que je ne sais pas si jaurai besoin de toi.
- Je ten prie. Ne me laisse pas tomber.
Il ne voulait pas se laisser attendrir. Je regardai le montant sur le cadran lumineux. Lhomme derrière son comptoir simpatientait. Alors, jai baissé la tête et jai tenté ma dernière chance.- Tu pourras faire ce que tu voudras de moi.
Il me prit par le menton.- Tu laimes à ce point cette petite.
Jai hoché la tête.- On sait tous dans le milieu ce que ton frère te fait subir. Je ne crois pas que, contrairement à ce quil prétend, tu y éprouves un quelconque plaisir. De toute façon, je ny touche plus depuis que je suis avec Patricia.
Il sortit son portefeuille et me tendit deux billets.- Voilà deux cent balles pour le ticket et deux cent balles que tu lui donneras comme argent de poche. Cest un acompte sur le travail que je te demanderai. Je vais prendre un ballon à la terrasse du café. Je tattends là-bas.
Je lai remercié. Il me pinça la joue et sen alla sans se retourner. Jétais soulagé. Le ticket et la réservation une fois réglés, je rejoignis Isaline. Nous avions encore dix minutes devant nous. Je laccompagnai sur le quai. Cela faisait seulement deux semaines que nous étions parti et javais déjà limpression que nous vivions ensemble depuis toujours. Javais tant de choses à lui dire, mais je ne savais pas par où commencer. Comme toujours dans ces cas-là, ce ne sont que des banalités qui viennent à la tête.- Est-ce que ça ira pour rentrer chez toi depuis la gare?
- Jai encore un peu dargent belge. Je prendrai le métro.
- As-tu pris mon pull? Il fait froid là-bas.
- Ne tinquiète pas! Je vais me débrouiller.
- Excuse-moi.
- Ne texcuse pas. Jaime bien que tu penses à moi. Quand comptes-tu revenir à Bruxelles?
Je fis la moue, car je voudrais la revoir le plus vite possible. Javais lintention de me réfugier chez mon oncle, mais il ne rentrait quen septembre.- A la rentrée.
- Dommage. Je penserai à toi. Mécriras-tu?
Lidée memballait.- Tous les jours, proposai-je.
- Une fois par semaine, ce serait déjà bien, rétorqua Isaline plus réaliste que moi. Pour largent, comment vas-tu te débrouiller?
- Alexandre ma proposé un petit boulot.
- Il a lair gentil ton copain. Quel genre de boulot?
Jétais bien embêté de répondre. Le train entra en gare.- Ta voiture est avancée, lui dis-je sur un ton faussement jovial.
- Je suis contente de rentrer, mais je suis vraiment déçu que tu ne viennes pas avec moi.
- Ninsiste pas. Cest dur pour moi aussi, mais cest impossible.
- Il faudra que tu mexpliques un jour.
- Tu le sauras toujours assez tôt.
On est remonté le long des voitures pour trouver celle où se trouvait le compartiment dIsaline. Lorsquon fut devant la bonne porte, elle me tira vers elle et membrassa sur la bouche. Jétais gêné que nous nous exhibions ainsi en public. Par pudeur, personne ne nous fixait, mais je voyais le sourire amusé des autres voyageurs. Au moment où le signal sonore annonça la fermeture des portes, elle me planta là et sauta dans le train. Je la suivi à travers les vitres. Elle sassit près de la fenêtre. Jai plaqué la main contre la vitre. Elle fit de même de son côté. Le train démarra. Je le suivi sur quelques mètres, puis je fus rapidement distancé. Je regardai le train séloigner, emportant avec lui mon premier amour.Jai traîné un peu avant de rejoindre Alexandre. Je me sentais tout à coup seul et abandonné. Jessayais de retenir mes larmes et je crus y parvenir. Jai rejoint Alexandre qui mattendait toujours à la terrasse du café de la gare. Silencieux, je me tenais debout à côté de lui. Je jouais avec les sous-verre pour ne pas soutenir son regard. Je ne voulais pas quil remarque mes yeux humides.
- Daniel, ça ne va pas?
Oh, ça non, ça nallait pas! Il me prit par la taille et me fit asseoir sur ses genoux comme un petit enfant. Je me suis laissé faire. Je restai prostré, le regard rivé sur mes mains. Il se pencha vers moi et me dit tout doucement:- Tu ne dois pas essayer de retenir ce qui doit sortir. Tu te sentiras mieux après.
Je me suis caché le visage contre son épaule et jai éclaté en sanglots. Il me tapota le dos tout en madressant quelques paroles réconfortantes.Grasse, le 20 juillet, 1996
Isaline,
Alexandre et Patricia sont partis précipitamment hier soir. Nous avions décidé de nous séparer sitôt le travail terminé. Je suis parti de mon côté. Jai campé dans les bois. Ce matin, jai fait du stop pour me rendre à Grasse doù je técris cette lettre. Jai hésité longtemps à partir en Italie ou en Espagne que je nai pas encore eu loccasion de visiter. Mais je vais plutôt men tenir à mon premier projet qui est de faire le sentier de grande randonnée GR 4 pour lequel javais déjà tout préparé.
La semaine sest passée très vite malgré que tu maies beaucoup manqué. Patricia et Alexandre ont été très gentils avec moi et ont fait beaucoup defforts pour me distraire. Je crois que ça les amuse de jouer à papa et maman avec moi. Jespère quun jour ils auront leurs propres enfants. Nous avons beaucoup travaillé ensemble. Il a fallu repérer les lieux et sentraîner. Jaime bien aider Alexandre. Il est très rigoureux et ne laisse rien au hasard. Il mapprend un tas de trucs qui pourront être utiles un jour. Maintenant, cest terminé et ce sest très bien passé. Mais quelle émotion!
Jai revu Philippe presque tous les jours. Quand on ne faisait pas de ski nautique, il venait me rejoindre en moto à linsu de ses parents. On a continué à sentraîner à larc dans le jardin dAlexandre. Nous nous sommes promis de rester en contact. Tu avais raison. Le premier contact avec lui est difficile, mais cest un super copain. Il ma raconté que son père était furax contre Tanguy car il ne lavait pas concerté de son projet avant de prévenir la police. Je crois quil aurait préféré régler cela directement avec ton père. Jespère à ce propos que ton retour sest bien passé et que ton père ne ta pas trop engueulée.
Je pense souvent à toi,
Daniel
La Palud-sur-Verdon, le 28 juillet 1996
Isaline,
Seulement une semaine de passée et Cannes me semble déjà si loin. Le souvenir de la villa des De Matagne sestompe. Depuis que jai quitté la civilisation pour maventurer sur les sentiers de randonnées, je me sens beaucoup plus proche de toi. Chaque détail de cette vie de voyage me rappelle les instants passés ensemble après avoir quitté Bruxelles.
Je ne regrette pas ma randonnée. Je navance pas très vite. Je ne marche pas plus de six heures par jour. Tu peux me croire, après une semaine je trouve que cest suffisamment fatiguant. Malgré mes petites jambes, je parcours entre 15 et 20 kilomètres par jour en fonction des difficultés du terrain et de mon intérêt pour les régions que je rencontre. Je traverse pour linstant les Préalpes de Grasse constituée de hauts plateaux calcaires à plus de 1000 mètres daltitude. Des rivières creusent des reliefs très pittoresques mais pas toujours faciles à franchir. A labri du temps qui passe, jai découvert de nombreux villages typiques de Provence comme autant de survivants dune autre époque: Cipière dominant la rivière du Loup et où jai passé ma première nuit, Gréolière au pied de la cime du Cheiron, la petite ville fortifiée dEntrevaux, le village dartisans de Chasteuil, Castelane dominé par une église construite au sommet dun roc. Mais lHistoire a laissé dans le paysage de nombreuses cicatrices comme en témoignent les ruines que jai croisées: fermes incendiées, maisons abandonnées, chapelles envahies par la végétation, châteaux tombés aux mains de lennemi ou simplement démontés pour les matériaux. Jai découvert des endroits vraiment sympa, mais rien ne pouvait rivaliser avec les Gorges du Verdon.
Je viens dy passer deux jours et pourtant jai limpression quen y passant dix fois plus de temps je naurais encore rien vu. Le sentier Martel est assez sportif. On est obligé demprunter des échelles ou des tunnels pour franchir les passages difficiles. Mais comment te décrire? Je nai pas de photos et jai peur de ne pas pouvoir trouver mes mots. Le Verdon est un gros torrent qui traverse des sites extraordinaires. Les vallées sauvages, les gorges étroites et falaises vertigineuses se succèdent dans des perspectives hallucinantes. A cet endroit, la nature te domine de toute sa majesté et sa force tranquille ma profondément ému. Tout serait parfait si les promeneurs ne détérioraient pas autant le site. Malgré les efforts des autorités, on découvre souvent les restes dun pique-nique ou les traces dun feu.
Je ne sais pas si cest mon jeune âge, mais je trouve que les gens sont très accueillant. Je dois presque refuser la nourriture et le vin quon moffre. Ce nest pas que cela me déplaise, mais que je ne saurais pas tout porter.
Je pense à toi,
Daniel
Je nai pas retrouvé les trois premières lettres du mois daoût postée respectivement à Sault, Salavas et Hielzas. Jespère quIsaline les a gardées. Jai traversé la Durance à Manosque. Jai parcouru une partie du Lubéron. Jai franchi le Rhône à Pont-Saint-Esprit. Jai longé les Gorges de lArdèche. Jai contourné le mont Lozère pour rejoindre la vallée du Tarn trois semaines plus tard. Mon intention était de remonter vers le nord-ouest jusque Saint-Flour. Mais il en a été autrement...Millau, le 23 août 1996
Isaline,
Je me suis fait arrêté. Cest vraiment stupide.
Après avoir posté la lettre de la semaine passée à Hielzas, je suis descendu dans la vallée du Tarn comme prévu, mais aussi pour voir un médecin. Je ne me sentais pas très bien. Javais des crampes et de la fièvre depuis la veille. Au village Le Rozier, les gens mont envoyé sur Millau. Jai parcouru les 20 kilomètres en auto-stop. Ce fut heureusement assez rapide. Je nai pas dû attendre trop longtemps au bord de la route surchauffée. Malgré que cétait dimanche, jai trouvé un docteur qui a accepté de me recevoir. Il ma donné un médicament en me disant de ne pas minquiéter: cétait un légère infection intestinale due probablement à la consommation deau impropre. Puis, je suis allé en quête dun logement. Une vieille dame a accepté de me loger pour 24 heures. Le lendemain, comme je me sentais beaucoup mieux, jai voulu faire à nouveau de lauto-stop pour rejoindre le sentier là où je lavais quitté.
Deux jeunes gens en cabriolet mont embarqué à la sortie de la petite ville. Je ne me suis pas méfié, bien que leur âge aurait dû me mettre en garde. Une voiture de gendarmerie nous a pris en chasse un peu plus loin. Le chauffeur était vraiment un nouille. Il a essayé de fuir mais il nest parvenu quà planter la bagnole dans un fossé. Jai appris plus tard quil sagissait de deux délinquants échappés dune institution déducation surveillée. Ils avaient volé la voiture la veille à Marseilles.
Les deux salopards ont voulu mimpliquer, mais leur version des faits na pas tenu les contre-interrogatoires. Maintenant, on ma placé en prison dans une cellule isolée. Le gardien Bertrand est très gentil. Il mapporte des bandes dessinées et me permet de sortir deux heures par jour pour jouer au ballon dans la cours. Il dit que cest exceptionnel de garder un mineur si longtemps en prison. Du fait de ma nationalité belge, on na pas cru bon de me placer dans une institution.
Demain, normalement, ma mère vient me chercher. Je serai content de la revoir. Si cest elle qui vient, cest quelle va mieux. Jai peur de retrouver mon frère. Je vais essayer de la convaincre de me déposer chez mon oncle dans son chalet des Ardennes. Jaurai tout le temps quil faut pendant le trajet de retour.
Jespère quon aura loccasion de se revoir dici peu.
Daniel,
Montpellier, le 31 août 1996
Isaline,
Enfin, on ma autorisé à écrire.
Maurice, mon frère est arrivé le 24 à la place de maman. Parti la veille au soir, il avait fait la route de nuit. Je ne te raconte pas dans quel état dénervement il était. Jai supplié Bertrand de ne pas me laisser partir. Maurice la bien berné. Dés quon a quitté la prison, il na pas tardé à me faire regretter laltercation que jai eue avec lui le jour de notre départ fin juin. Résultat, je suis à lhôpital depuis un semaine avec un jambe dans le plâtre et une commotion cérébrale.
Sans doute, il a été un peu trop loin. Il a pris peur et ma abandonné dans une décharge. On na aucune trace de lui. Il nest pas rentré à Bruxelles. La police est venue plusieurs fois pour me questionner. Ils me rendent dingue à force de me poser toujours les mêmes questions. On dirait que ça les fait chier de soccuper de moi. Alors pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille? De toute façon, je refuse daccuser mon frère. Bertrand, prévenu par ses collègues, est venu me voir hier. Il ma apporté des fruits et des livres. Il était vraiment désolé. Je lui ai dit que, de toute façon, jy aurais eu droit et que ça aurait pu être pire.
Aujourdhui, ils ont enfin laissé la lumière pénétrer dans ma chambre. Jai encore des difficultés à me concentrer, mais jétais tellement impatient de técrire.
Bon retour au collège. Salue les copains de ma part.
Daniel
Montpellier, le 6 septembre 1997
Isaline,
Je suis surpris de tavoir raconté tant de choses sur mon grand frère dans ma dernière lettre. Jétais encore sous le choc. Cela mavait fait du bien de lécrire. Mais il nest pas si méchant que ça.
Jai eu des nouvelles de Bruxelles. Ma mère a été très malade. Cest pour cela quelle avait envoyé mon frère à sa place. Elle a été hospitalisée pendant quinze jours au mois daoût. Jaurais du moccuper delle pendant les vacances. Je me rattraperai dés mon retour.
Demain, on me laisse sortir. Cest mon oncle qui viendra me chercher. Jai commencé à écrire un compte rendu de notre voyage. Jespère que je pourrai te le lire dans quelques jours et quil te plaira.
Jespère te revoir bientôt,
Daniel
Le médecin ma encore donné une semaine de convalescence. Je ne devais retourner à lécole que le 16 septembre. Jai essayé de passer un maximum de temps auprès de maman. Je la trouve très fatiguée au point quon lui donnerait vingt ans de plus. Elle est très troublée par ce qui sest passé entre Maurice et moi. Je ne sais pas ce quon lui a dit. Elle me regarde parfois bizarrement. Jai limpression que je lui fais peur et quelle me rend responsable de la disparition de Maurice. Comme mercredi elle devait voir le médecin, je suis sorti pour aller voir comment se portait notre pommier. En mon absence, personne navait fait lentretien sous larbre. Les mauvaises herbes et les ronces avaient tout envahi. Malgré cela, les fruits promettaient dêtre beau. Jai emprunté quelques outils. Avec laide de Bruno et de plusieurs copains, nous avons tôt fait de donner à cet endroit un aspect plus acceptable. Nous terminions lorsque jentendis une voix familière:
- Bonjour, les défricheurs de forêt vierge.
Isaline était là. Mon coeur se mit à battre la chamade. Ça devait se voir car jentendais des rires étouffés autour de moi. Elle embrassa Bruno sur la joue et salua les autres avant de sapprocher de moi.- Tu nas pas lair content de me voir, dit-elle pour me taquiner.
- Ce nest pas vrai, répondis-je en bafouillant. Je suis très content de te voir.
- Alors, pourquoi ne me dis-tu pas bonjour?
- Heu... Bonjour Isaline.
- Pas comme cela idiot.
Elle mempoigna par mon tee-shirt pour me tirer à elle et membrassa sur la bouche sous les quolibets de Bruno et mes copains. Elle sécarta un peu et fit mine de mexaminer des pieds à la tête.- Tu as grandi depuis quon sest quitté.
- Cest vrai?
- Je tassure. Tu as un peu maigri, mais je trouve que tu as bonne mine pour quelquun qui sort de lhôpital.
- Cela va faire plus dune semaine que jen suis sorti.
- Je sais. Jai reçu ta lettre. Je nai pas pu méchapper plus tôt.
- Ce nest rien. Limportant cest que tu sois là.
Nous nous sommes tous installés sous le pommier pour partager les friandises et les boissons que nous avions amenées. Tandis que les autres plaisantaient sur des sujets les plus divers, Isaline me raconta les détails de son retour et les retrouvailles avec sa famille. Laccueil fut chaleureux; les explications, un peu moins. Son père est fou de rage. Toute ses tentatives pour arracher la vérité à sa fille se sont soldées par un échec.En nous séparant, nous nous sommes promis de nous revoir à lécole la semaine suivante.
Je ne sais pas comment, mais le père dIsaline a su que nous nous étions vu mercredi. Ce quil en a déduit est son entière responsabilité. Toujours est-il que je faisais un coupable idéal et que sa réaction fut violente, autant dans les actes que dans les mots qui furent dits. Ce diable dhomme aurait été capable de me tuer sil lavait pu. A ses yeux, jétais devenu le plus abject des criminels. Le matin même où jai regagné lécole, le préfet, monsieur Dangenot, mappela dans son bureau. Etant coutumier de ce genre de convocation, je ne me méfiais pas. Quelle ne fut pas ma surprise de me trouver en face de deux hommes au regard peu engageant. Jai tout de suite deviné lobjet de cette confrontation et jeus très peur. Comme jhésitais, le préfet mordonna très sèchement de mapprocher.
- Monsieur Gavrot, ne nous faites pas attendre.
Javançai en boitant, traînant un peu plus que nécessaire. Ils se servaient de leur position pour mimpressionner et ils y réussissaient fort bien. Je devais absolument rester maître de moi et ne pas perdre les moyens. Jai décliné poliment leur invitation à masseoir. Je leur fis face debout, les mains serrées dans le dos pour les empêcher de trembler. Monsieur Dangenot prit la parole le premier:- Monsieur Tilman, ici présent, ma fait part daccusations à votre sujet qui mont fort peiné. Lannée passée, vous maviez fait des promesses, monsieur Gavrot. Vous alliez vous consacrer à vos études et ne plus compromettre votre avenir en vous mêlant à des affaires douteuses. Vous nous avez déçu, monsieur Gavrot, non seulement moi et vos professeurs, mais aussi cet homme qui faisait preuve dune bonté désintéressée en vous procurant largent de poche que votre famille ne pouvait pas vous donner.
Cétait écoeurant. A les entendre, on me faisait la charité mais on ne parlait pas des heures harassantes passées sous le soleil pour entretenir le jardin de cet homme.- Monsieur Tilman a insisté à vous voir et à vous parler lui-même. Je ne vous cache pas que pour moi les choses sont très claires.
Le préfet venait de me notifier que la décision à mon sujet était déjà prise. Elle est belle la justice des adultes. Basée essentiellement sur les intérêts personnels, elle ne permettait même pas à laccusé de se défendre. Je ne me faisais plus dillusions à mon sujet. Il sagissait probablement dun renvoi définitif. Voilà qui achèvera de décevoir mon oncle, lui qui avait fondé tant despoirs dans mes études. Le père dIsaline soigna ses effets. Il fit le tour de la table et sassit sur le bord du bureau. Cette attitude décontractée était voulue pour me rappeler quen tant que donateur il était maître ici aussi. De plus, sa position lui permettait encore de me dominer dune tête. Je devais lever la tête pour soutenir son regard.- Daniel. Tu nes quun démon pervers derrière un visage dange.
Sûr de sa victoire, il se permettait même le luxe de minsulter. Je parvenais péniblement à contenir ma colère. Ce nétait pas le moment de répondre. Jallais devoir argumenter pour me défendre. Si je voulais avoir une chance de me faire entendre, javais intérêt à dabord laisser parler le père dIsaline. Pour linstant, il aurait été incapable de mécouter.- Au cours dun dimanche après-midi, je tai fait venir dans mon bureau pour te confier la garde de ma fille et veiller sur elle. Je regrette de ne pas avoir compris alors quel était ton jeu.
Il sadressa alors au préfet.- Monsieur Dangenot, vous connaissez ma fille. Cest une grande romantique, encore toute innocente. Elle se berce dans des rêves de jeune fille.
Jai cru un instant quil faisait de lhumour. Mais je compris quil parlait sérieusement lorsque le préfet inclina la tête en signe dassentiment.- Il sest servi dune amourette de vacances pour entraîner ma petite fille dans une aventure dangereuse. Il la forcée à le suivre dans des lieux insalubres et mal famés. Jespère que ma fille parviendra un jour à surmonter le traumatisme quil lui a infligé et quelle aura alors la force de nous dire ce que ce monstre lui a fait.
Monsieur Tilman avouait en fait son ignorance complète de ce que sa fille avait fait au cours du mois de juillet. Isaline lui tenait toujours tête. Il avait été incapable de lui faire dire quoique ce soit. Cette impuissance avait dû le faire rager encore plus. Je payais les conséquences de sa colère. Du coup, je me sentais plus fort. A lexemple dIsaline, je ne lui laisserai pas loccasion davoir une prise sur moi.- Je regrette, continua-t-il, que notre justice ne permette pas de condamner ce genre de criminel. On devrait pouvoir protéger nos enfants contre une telle engeance. Son jeune âge nexplique pas, ni nexcuse ses actes. Il ne peut que devenir plus abject. Je me suis renseigné. Son père nest quun criminel de la pire espèce, abattu en flagrant délit alors quil menaçait la vie dinnocents. Sa mère, une prostituée droguée et ivrogne est en train de crever du sida. Son frère, un homosexuel, un proxénète et pédophile notoire! Avec une telle hérédité, autoriser un tel être à vivre en liberté est un crime. On devrait lempêcher de nuire.
Jai mordu sur ma langue jusquau sang pour retenir mes cris de haine. Jaime mes parents. Ma mère est ce quelle est et elle na pas mérité ce qui lui arrive. Cest vrai, mon père a été abattu dans le dos alors quil essayait de dérober une oeuvre dart dans une maison isolée dUccle. Cétait un voleur, mais il na jamais menacé personne. Il faisait ce quil savait faire pour que mon frère, ma mère et moi ayons une vie plus facile. De son temps ma mère nétait pas encore malade et avait trouvé un petit travail de dactylo dans un bureau dingénieurs conseil. Quant à mon frère, je ne lui trouve aucune excuse. Cest un malade, entraîné par les événements malgré lui. Si quelquun peut laccuser, cest bien moi. Alors, monsieur le richissime, ravalez vos paroles puantes comme votre haleine et écoutez. Moi, je ne mabaisserai pas aux injures. Jinspirai pour prendre la parole, mais je fus coupé par le préfet:- Et bien, monsieur Gavrot. Avez-vous des excuses à formuler? Essayez dêtre bref sans plonger dans le sentimentalisme. Nous navons pas lintention de nous laisser attendrir.
Jai deviné dans sa voix condescendante une trace de sadisme. Cet homme aimait me voir souffrir. Il se repaissait de ma peur. Il sattendait à me voir mécrouler pour supplier leur clémence. Je nallais pas lui donner ce plaisir. Jai relevé la tête et madressai à monsieur Tilman.- Isaline serait partie de toute façon, avec ou sans moi. Lamour pour Tanguy nétait quun prétexte. Son vrai problème, cest vous...
- Gavrot, je ne vous permets pas!, aboya le préfet.
Monsieur Tilman lui fit signe de me laisser parler. Le préfet obtempéra. Je fus surpris de voir le représentant de lautorité muselé de cette façon. Pendant un instant, jeus de ladmiration pour Monsieur Tilman. Jaimerais avoir son pouvoir mais en plus humain.- Vous avez délégué toute son éducation à votre personnel. Vous ne lavez jamais regardée. Elle se surpassait pour vous épater, pour que vous la remarquiez enfin. Mais cétait en vain. Nous étions deux, mais cest elle qui a voulu partir. Javais lexpérience, la technique. Mais elle avait la volonté. Comme vous me laviez demandé dans votre bureau au cours de lentrevue que vous évoquiez tout à lheure, jai veillé sur elle du mieux que jai pu. Peut-être nest-ce pas exactement de la façon que vous attendiez de moi. Mais ce que jai fait, personne dautre ne lavait fait avant moi: je lui ai donné de mon temps et je lai écoutée.
" Si vous considérez quil est mal famé de dormir à labri du vent dans une gare de train ou de bus et quil est insalubre de dresser une tente dans les bois à proximité dun feu de camp, alors vous condamnez tous les jeunes du collège à commencer par les scouts dont monsieur le préfet est si fier. Je ne lai forcée en rien. Lorsquelle a décidé de rentrer, cest moi qui lui ai payé le ticket de retour.
" Monsieur Tilman, jai encaissé les accusations que vous avez portées contre ma famille bien quelles soient inexactes. Je vous pardonne car je sais que vous avez eu peur pour votre fille et que vous laimez.
" Si Isaline est partie, cest pour vous mettre à lépreuve et, si elle est revenue, cest pour que vous la considériez enfin.
Nous nous fixions dans le blanc des yeux sans bouger. Je me plais à penser que pendant un moment nous étions face à face dégal à égal. Jespère seulement que je lui ai ouvert les yeux car je nai eu droit à aucune clémence.Après lentrevue, jai récupéré mes affaires en classe. Jeus juste le temps de souffler un mot dexplication à mon voisin et je quittai définitivement le collège clopin-clopant. Derrière moi sélevait un murmure de questions étonnées et de réponses incertaines.
Que jaie été renvoyé du collège, ne suffisait pas. Monsieur Tilman cassa le contrat avec mon oncle et lui fit une telle contre-publicité quil dû bientôt fermer son entreprise de jardinage. Etant indépendant, mon oncle ne bénéficia pas du chômage, mais obtint tout de même le minimex auprès du CPAS. Pourtant il ne ma jamais puni. Ne pensez pas que je me sois aigri ou que je sois devenu amer. Pendant un moment, jai désiré me venger. Mais tout devient triste quand on est possédé par la haine. Alors jai essayé de ne plus y penser. Du coup, jai retrouvé mes amis et un certaine joie de vivre. Jai vraiment cru être capable de pardonner, mais je reconnais que je nai pas été étonné lorsque, début novembre, jai appris par la presse la fermeture des entreprises Tilman suite à une affaire de corruption.
Je nai pas revu Isaline que son père avait placée en pension loin de Bruxelles. Jai écrit à plusieurs reprises, mais il ny eut jamais de réponses. Je pense que les lettres ne lui sont jamais parvenues. J'envisage de partir à sa recherche pendant les vacances de Noël, bien que mon oncle me laissera certainement peu de liberté.
I. Isaline
II. Baignades
III. Promenade en Vélo
IV. Le Pommier
V. En voiture
VI. Préparatifs
VII. Voyage
VIII. Côte dAzur
IX. Lettres
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