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Daniel et Isaline
©Copyright, Kadrane, 1999
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I. Isaline

Au début, j’ai fait la connaissance d’Isaline. Cinq mois plus tard, je pense encore à elle. Je ne vous demande pas de juger mon histoire. Elle fut sincère et je ne regrette rien. Plus qu’aux sentiments que j’éprouve encore pour elle, je me souviens de notre amitié et de notre complicité.

Isaline et moi, nous avons le même âge. Je la voyais tous les jours dans la cour de mon école. Malheureusement, nous n’avons jamais été dans la même classe. Bien avant que je ne commence à m’intéresser aux filles, elle avait déjà sa cours d’adolescents aux bouches en coeur et aux paroles creuses. Quant à moi, ainsi que tous les garçons de mon année, nous avons fini par succomber à ses charmes. Mais elle symbolisait l’inaccessible. A peine pubère, quel chance avions-nous de la séduire avec nos gueules d’enfant de choeur inexpérimentés? Nous l’évoquions souvent lorsque nous parlions entre garçons et que nous laissions libre cours à nos fantasmes.

J’avais tellement peur que l’on se moque de moi que je n’ai jamais avoué aux autres que je la voyais régulièrement chez elle. En fait, elle ne me remarquait pas vraiment. Si je m’étais senti l’âme d’un voyeur, j’aurais pu la mater n'importe quand. Il y a un an et demi, oncle Georges, le frère de papa, m’a conduit pour la première fois dans la propriété des Tilman pour travailler avec lui en échange d’un petit salaire. Le père d’Isaline l’avait engagé comme jardinier. Je ne pense pas que mon oncle avait vraiment besoin de mon aide. Il m’aimait bien et s’était servi de cette excuse pour m’avoir le plus souvent possible à ses côtés. J’avais déjà l’habitude de jardiner avec lui. Aussi loin que remontent mes souvenirs, chaque fois qu’il devait me garder, nous passions la journée dans le petit potager qu’il louait le long de la voie ferrée.

Au début, je n’avais même pas remarqué qu’Isaline habitait là. Un jour que je me trouvais à quatre pattes pour nettoyer un parterre, elle est passée à côté de moi et a continué son chemin sans me voir. Elle devait avoir l’habitude des domestiques. Une présence à cet endroit ne l’étonnait guère. Et puis, je suis sûr qu’elle ne m’aurait jamais reconnu en dehors de l’école. Je me souviens avoir gardé les yeux baissés vers le sol tant j’avais peur qu’elle ne se retourne. J’étais devenu si rouge que mon oncle s’est inquiété.

Attenante à la villa des Tilman, une piscine avait été construite sous une grande véranda que l’on pouvait ouvrir en été. Il m’arrivait de temps en temps de regarder Isaline et sa famille alors qu’ils s’y baignaient ou qu’ils prenaient le soleil juste à côté. Je les enviais. Un jour monsieur Tilman vint nous trouver mon oncle et moi. C’était un samedi particulièrement chaud. Je transpirais abondamment. J’avais remarqué que même mon oncle travaillait plus lentement que d’habitude.

- Georges, fit-il en s’adressant à mon oncle. Je voulais vous dire que, ma femme et moi, nous sommes très content de votre travail.

- Merci monsieur.

- Vu la chaleur, j’allais vous proposer de prendre votre après-midi. Nous vous réglerons votre journée comme d’habitude.

- Comme monsieur voudra.

Je n’aimais pas voir mon oncle, un homme avec autant de caractère, devenir servile devant le propriétaire. On raconte d’ailleurs que ce n’est qu’un nouveau riche, un parvenu qui se donne des grands airs. Je faisais un effort pour faire bonne figure afin de ne pas décevoir mon oncle. Mais cela ne m’empêchait pas de penser.

- J’allais oublier! Ma femme voudrait faire la connaissance de votre neveu. Ma foi, comme nos enfants nous ont laissés seuls, il pourrait nous tenir compagnie au bord de la piscine et, si le coeur lui en dit, nager un peu.

Cette piscine, j’en rêvais depuis des mois. Par cette chaleur, il aurait été stupide de refuser une telle invitation. Du coup, j’avais oublié tous les reproches muets que j’avais formulé dans ma tête. Je suppliais mon oncle du regard. Je le sentais réticent, mais il finit par céder.

Ce fut la première d’une longue série de baignades dans la propriété des Tilman. En fait, depuis qu’ils s’étaient fâchés avec l’entreprise de nettoyage, les Tilman n’avaient plus personne pour entretenir la piscine et la véranda. Ils avaient pensé à moi qui ne leur coûterais pas trop cher. Ils m’avaient invité ce jour là pour se faire un opinion à mon sujet et pour me faire la proposition. Il fut convenu que je viendrais trois fois par semaine et que je pourrais utiliser la piscine le matin avant que monsieur ne se lève.

Mis à part certains lendemains de fête, je n’ai jamais eu beaucoup de travail. Par contre, j’ai profité de la piscine presque tous les jours. Je me levais à cinq heures du matin été comme hiver pour expédier mes corvées et avoir le temps de nager une heure avant d’aller aux cours. Isaline ne me prêtait alors aucune attention. Au contraire, elle me traitait comme n’importe quel domestique et m’ordonnait parfois de menus travaux dont je m’acquittais bon gré, mal gré. J’aurais accepté n’importe quoi pour ne pas perdre l’aubaine qui m’avait été offerte. Ce ne fut qu’un an plus tard, à peu près au début du printemps de cette année qu’elle changea tout à coup d’attitude à mon égard.

II. Baignades

Je fus le premier surpris. D’habitude je la voyais distante, maniérée, hautaine comme une grande dame. Pourtant, je me souviens de ce dimanche matin comme si c’était hier. Je m’étais levé un peu plus tôt que d’habitude pour me rendre directement chez les Tilman. La veille, ils avaient donné une soirée qui s’était prolongée tard dans la nuit. Avant de me mettre au travail, je m’étais jeté à l’eau. Elle était un peu froide car la véranda était restée ouverte. Je devais être à ma dixième longueur quand je l’ai remarquée sur le bord du bassin. Elle portait un peignoir de bain en tissu éponge de couleur beige qui couvrait à peine ses longues jambes bronzées. Pendant un court moment, la surprise me paralysa. Je ne pouvais détacher les yeux de son regard. Quelque chose se passait en moi. Je me mis à rougir. La situation semblait l’amuser. Reprenant mes esprits, je rejoignis le bord du bassin et sortis de l’eau en m’excusant:

- J’ignorais que vous aviez l’intention d’occuper le bassin à cette heure. Je vais me changer et terminer le rangement si vous êtes d’accord.

- Je ne voulais pas te chasser Daniel, fit-elle sur un ton enjoué.

C’était la première fois que je l’entendais prononcer mon nom. Comme je restais sans voix, elle continua:

- J’aimerais que tu restes. J’ai envie de nager, mais j’ai peur de rester seule.

J’étais de plus en plus troublé. Elle laissa tomber son peignoir sur une chaise longue. Son maillot la rendait plus mince encore. Il était noir, d’un pièce, avec des motifs colorés d’inspiration africaine. A travers la fine toile élastique, je pouvais deviner tous les détails de son corps et de sa poitrine.

- Que dira votre père?

Elle descendit les marches du petit escalier.

- Il dort. De plus, il te trouve très mignon et il t’aime bien. Il ne dira rien.

Elle se lança dans l’eau et fit quelques brasses.

- Tu ne vas tout de même pas rester ainsi à me regarder bêtement. Viens-tu me rejoindre ou bien dois-je venir te chercher?

Ne sachant quelle attitude adopter, je me suis contenté d’obéir. Je suis allé jusqu’au bord et j’ai plongé pour la rejoindre. J’ai sans doute mal exécuté mon mouvement, car mon maillot glissa jusqu’aux chevilles. Je ne sais pas si elle l’a remarqué, mais, pris de panique, je bus la tasse. Honteux, j’ai rejoint le bord pour reprendre ma respiration.

Nous avons nagé une vingtaine de minutes. Comme le bassin n’était pas très large, on se frôlait chaque fois que l’on se croisait. J’aimais cette sensation brève. Puis nous avons joué au water-polo avec un ballon de plage. Le temps passa vite. Gisèle, la cuisinière, prenait son service le dimanche à huit heures. A peine arrivée, elle interpella Isaline.

- Pardon, Mademoiselle. Je désirerais savoir où vous avez l’intention de prendre votre petit déjeuner.

- Bonjour Gisèle. Sers-moi dans la véranda qui donne sur la roseraie. Le soleil y donne déjà et je pense qu’il doit y faire très doux. Rajoute un couvert pour Daniel. Il mange avec moi.

J’ouvris la bouche pour protester car j’avais déjà petit déjeuné avant de venir nager.

- Mademoiselle, excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais il vaudrait mieux que Daniel termine son travail avant que Monsieur ne se lève.

Isaline m’interrogea du regard. Je lui fis un petit sourire désolé pour lui signifier que je regrettais de ne pas pouvoir répondre à son invitation.

- Bien Gisèle. Je te remercie. Je mangerai donc seule.

Avant de se retirer, je vis la cuisinière inspecter les abords de la piscine. Je pouvais lire dans ses yeux tous les reproches qu’elle n’osait pas formuler devant Isaline. Et je suis sûr qu’ils ne concernaient pas uniquement mon travail inachevé. Isaline sortit de l’eau par l’escalier. En deux brasses, j’avais rejoint le bord et, dans le mouvement, je me suis hissé hors de l’eau. A peine sur mes pieds, je me suis précipité pour prendre un essuie propre que je présentai à Isaline avec mon plus beau sourire. Mon geste l’a séduite et elle me fit un clin d’oeil. Sans prendre la peine de m’essuyer, je me suis mis au travail. Je n’osais plus regarder derrière moi. J’étais trop ému et je préférais cacher mon trouble dans une activité fébrile. Avant de retourner dans la maison, Isaline s’arrêta à ma hauteur. Je me suis redressé et lui fis face.

- J’espère que tu ne t’es pas trop ennuyé. Tu as certainement des choses plus amusantes à faire que t’occuper de la fille du patron.

- Ce n’est pas vrai, protestai-je. Si c’est l’impression que je vous ai donnée, elle est complètement fausse. J’ai aimé nager avec vous.

C’était vrai. J’avais comme une boule chaude de plaisir qui palpitait dans ma poitrine. Elle se pencha vers moi et m’embrassa sur la joue. Avant de se redresser, elle me glissa dans l’oreille:

- Je serais heureuse si tu me tutoyais!

Puis elle virevolta et s’éloigna d’un pas léger, presque sautillant. Je n’en revenais pas. Je n’avais jamais bu d’alcool, mais je crois bien que je ressentais quelque chose très voisin de l’ivresse. Cinq minutes après son départ, je fixais encore la porte par laquelle elle avait disparu.

Durant la semaine, j’ai essayé plusieurs fois de lui parler à l’école. Son attitude me fit clairement comprendre qu’elle ne désirait pas qu’on nous voit ensemble. Pourtant, je ne parvenais pas à lui en vouloir. Chaque fois, lorsque le hasard faisait que nous nous croisions dans les couloirs, elle me faisait toujours un petit signe de reconnaissance qui me remplissait de bonheur: un clin d’oeil, un sourire ou un bref regard.

Le samedi suivant, elle est venue me rejoindre dans la piscine. Nous avons moins nagé que la première fois. Assis sur les marches de l’escalier, le corps enfoncé dans l’eau jusqu'aux trois-quarts, nous avons parlé de l’école, des professeurs et de nos connaissances communes. Ce n’étaient vraiment pas des propos d’amoureux. Gisèle n’eut pas l’occasion de nous surprendre. Isaline avait gardé sa montre. Vingt minutes avant le début du service de la cuisinière, elle sortit de l’eau et s’enferma dans la petite cabine pour s’habiller. En attendant, je me suis séché pour enfiler un tee-shirt et je commençai mes travaux d’entretien. Lorsqu’elle eut fini, elle sortit du vestiaire et vint directement vers moi. Je la préférais ainsi plutôt que ces vêtements provocateurs qu’elle mettait systématiquement pendant la semaine. Son jeans épousait parfaitement la forme des ses cuisses et des ses hanches. Un large chemisier cachait sa poitrine, mais le col ouvert dévoilait une petite chaîne en or que je voyais pour la première fois.

- Il est très sexy ton tee-shirt. On dirait que tu es à poils en dessous.

J’étais gêné. Elle me taquinait, mais elle avait raison. Je ne faisais pas assez attention à la façon dont je m’habillais.

- Si tu voyais ta tête, pouffa-t-elle.

Sans avoir cette chance, je m’imaginais parfaitement mes joues devenir écarlates.

- La semaine prochaine, des cousins m’ont invitée à faire du vélo dans les Ardennes. Ça fait longtemps que je n’ai plus roulé. Je me suis dit que, demain après-midi, nous pourrions faire un tour ensemble.

Je n’avais pas de bicyclette, mais je savais à qui demander. Il était évident que j’étais d’accord.

- OK. Un tour dans la forêt de Soignes. Est-ce que ça te va?

- Il ne faudrait pas que ce soit trop long. C’est juste un entraînement.

- Deux petites heures. On pourra allonger ou raccourcir le tour si c’est nécessaire.

Avant de disparaître, elle me fixa rendez-vous à quinze heures. Le soleil allait être de la partie, ce serait formidable. J’étais impatient d’être le lendemain.

Lorsque j’eus terminé le nettoyage de la piscine, je me suis rendu dans la remise pour préparer les outils en attendant mon oncle qui ne commençait qu’à neuf heures le samedi. J’étais heureux. J’avais de l’énergie à revendre. J’ai travaillé comme une brute malgré la chaleur. L’effort me faisait du bien et me grisait. Vers cinq heures, mon oncle a annoncé la fin de la journée. Tandis que nous rangions les outils, alors qu’en général il est plutôt du genre taiseux, il se mit soudain à me sermonner. Je l’écoutais sans y prêter une attention soutenue. Je répondais avec un certaine agressivité. Pourtant, avec le recul, je reconnais qu’il y avait beaucoup de vrai dans ses paroles.

- Gisèle m’a dit que tu t’es baigné avec Mademoiselle Tilman.

- Les cuisinières ont toujours beaucoup de chose à raconter.

- Je n’ai pas de reproche à te faire. Je veux juste te mettre en garde. Mademoiselle Tilman n’est pas du même milieu que nous...

- Les riches et les pauvres! C’est toujours la même rengaine: chacun dans son coin, cela fait plus ordonné.

- Tu penses que je suis vieux jeu. Monsieur Tilman n'est pas issu d'une famille noble. Le grand-père s’est enrichi il y a une trentaine d’années en exécutant des travaux de génie civil pour l’état belge. Maintenant, le père est à la tête d’une société importante dans le domaine de la construction et de l’immobilier. Il est sorti d’un milieu défavorisé, mais il a eu plus de chance que nous. Sa fille cependant a reçu une autre éducation.

C’était vrai. Déjà dans sa manière de parler, j’entendais la différence. Au début, ça me choquait. Puis je me suis habitué. Par mimétisme, j’ai adopté la façon dont les autres domestiques et mon oncle s’exprimaient avec les Tilman.

- Je sais me tenir aussi bien qu’elle, répondis-je un peu vexé par la remarque de mon oncle.

- Daniel. Là n’est pas la question. Comment te dire?

Mon oncle prit un temps de réflexion. Comment aborder cela avec un enfant, alors qu’il n’en a jamais parlé même avec son ami le plus intime?

- Isaline est une fille superficielle.

- Je ne comprends pas.

Il se racla la gorge.

- Je vais essayer de te le dire autrement. Quand je te regarde jardiner, tu es tout entier à ton travail. Tu ne t’arrêtes pas avant d’avoir fini. Tu es persévérant et digne de confiance. Je crois que dans tes sentiments, tu es le même: tu es fidèle et tu te donnes complètement.

J’aimais bien ce que mon oncle venait de dire. Pour d’autres, cela aurait pu être péjoratif: "c’est bien mon petit. Continue à travailler comme cela et à me faire gagner plein de fric". De sa part, je savais que ses paroles étaient des compliments. Son amitié m’était chère et je considérais sa confiance comme un don précieux. Il essaya de poursuivre.

- Mais Mademoiselle Tilman...

Il s’interrompit à nouveau. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu'il essayait de me dire.

- Quoi Isaline? fis-je soudain, impatient.

- Je n’aime pas parler des gens en leur absence. Comprends-moi. Je ne veux pas porter de jugement sur quiconque. Je veux juste faire un constat aussi objectif que possible. Mademoiselle Tilman et toi, vous ne cherchez pas la même chose. Mademoiselle Tilman aime la compagnie des garçons, mais elle n’est pas constante. Elle est un peu comme les abeilles au printemps qui vont butiner de fleur en fleur. Tu n’étais pas là pendant les vacances de Pâques. Sais-tu que la famille Tilman est revenue plus tôt de la montagne?

- A cause d’Isaline?

- Oui, à cause de Mademoiselle Tilman. Il y a eu une histoire entre elle et le fils d’un diplomate. Monsieur Tilman s’est fâché. Il ne veut pas qu’Isaline et son petit ami puissent se revoir. Gisèle m’a raconté les violentes disputes entre le père et la fille. Mademoiselle Isaline a été privée de sortie jusqu’à la fin de l’année scolaire.

J’ignorais tout de cette sanction. Je comprenais mieux pourquoi Isaline qui se levait rarement avant midi vienne soudain me retrouver au bord de la piscine depuis deux semaines.

- Pauvre Isaline! fis-je sincèrement.

- Que dis-tu?

- Je plaignais Isaline parce que son père lui a défendu de voir ce garçon. S’ils s’aimaient, c’était injuste et cruel.

Mon oncle soupira car je n’avais rien compris.

- Tu es naïf. Avant les vacances, ils ne se connaissaient pas. Maintenant, elle l’a peut-être déjà oublié. On m’a dit qu’elle change souvent de petit ami. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Maintenant toi.

J’étais en colère contre mon oncle d’avoir dit des choses aussi méchantes au sujet d’Isaline. Et puis, comment pouvait-il s’imaginer qu’Isaline et moi puissions être amants? C’est vrai qu’elle me faisait un effet intense. En sa présence, je sentais comme un feu brûler dans mon corps. Mais l’idée que je puisse être son petit ami me semblait ridicule.

- Elle m’a juste embrassé sur la joue. Aujourd’hui, cela se fait couramment même entre garçons. Cela ne fait pas de moi son fiancé. Tout ça, ce sont des histoires d’adultes. Nous n’avons que 13 ans.

- Je sais que vous êtes jeunes. Mais je sais aussi que les jeunes sont de plus en plus précoces. Prends garde à toi. Dans ce domaine, tu es le seul à pouvoir veiller sur toi-même.

Mon oncle n’insista pas. La seule chose que j’avais retenue était que le père d’Isaline lui avait fait du mal. J’aurais fait n’importe quoi pour lui venir en aide.

III. Promenade en Vélo

J’ai dû marchander longtemps avec mon copain pour qu’il me laisse rouler avec son vélo, mais cela valait la peine. C’était un superbe VTT à quinze vitesse. J’avais également prévu des provisions et des boissons. Comme Isaline me l’avait demandé, je me suis présenté le lendemain à quinze heures chez les Tilman. Comme je n’osais pas sonner à la grande porte, je suis passé par l’entrée de service. C’est Gisèle qui m’ouvrit. Elle s’amusa de ma tenue.

- Voilà notre sportif.

- Mademoiselle Tilman m’a demandé de l’accompagner pour une petite ballade en vélo, expliquai-je peu sûr de moi.

- Je suis au courant. Monsieur a demandé de te voir avant que vous ne partiez.

Que me voulait-il? J’étais un peu inquiet de ce qu’il allait me demander. J’eus soudain honte de mes bras et de mes jambes nues. Gisèle suivit mon regard et comprit ma gêne.

- Vas-y comme cela. Monsieur Tilman sait bien que vous ne vous rendez pas à une soirée mondaine.

La grande porte du bureau était ouverte. Avant de franchir le seuil, j’avais retiré ma casquette que je serrais nerveusement contre mon ventre. Je m’avançai de quelques pas. Monsieur Tilman s’affairait derrière une grande table. Il allait et venait entre plusieurs piles de papier. De temps en temps, il s’arrêtait brièvement pour pianoter sur un petit ordinateur portable. Je me suis raclé la gorge pour attirer son attention. Il leva la tête. Il y eut un petit temps de flottement pendant lequel il se demanda ce que je pouvais bien faire là. Puis il se souvint.

- Ah, Daniel. J’attendais effectivement ta visite.

- Bonjour Monsieur.

- J’ai demandé que tu viennes me voir avant de partir avec ma fille car je voudrais t’expliquer certaines choses.

Il contourna la table et se dirigea vers moi. Il m’invita à m’asseoir en désignant un des deux fauteuils autour de la petite table ronde près de la cheminée. Pour éviter de paraître impoli en m’enfonçant dans les épais coussins, je déposai mes fesses le plus près possible du bord.

- Daniel, quoique tu sois trop jeune pour travailler pour moi d’une manière officielle, je te considère un peu comme un membre de mon personnel. Tu fais de l’excellent travail et je suis très content de toi. C’est pour cette raison que je n’ai pas peur de te confier ma fille.

- Merci, Monsieur.

- D’ailleurs, ton oncle m’a loué ton honnêteté et ton sens du devoir. Comme tu l’as sans doute appris, ma fille a été punie et je lui ai défendu de quitter la propriété sans mon autorisation. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu à me plaindre de son comportement. Mais elle a beaucoup de caractère et ne s’avoue pas vaincue aussi facilement. Je suis convaincu qu’elle prépare quelque chose, mais je n’ai pas encore deviné quoi.

Je n’aimais pas la tournure de la conversation. Je voyais déjà où il voulait en venir. Contenant mal ma nervosité, je changeais souvent de position en faisant gémir le cuir. Sans le dire franchement, il comptait sur le fait qu’il employait mon oncle et sur mon désir de garder ma place. Il savait que je serais obligé d’accepter. J'ai donc quitté le bureau promu au rang d’espion à la solde de monsieur Tilman père. Voilà qui compromettait gravement mes espoirs de relations avec Isaline. Comment allait-elle le prendre? Je n’avais aucune intention de lui cacher quoi que ce soit de l’entretien. Je préférais ne plus la revoir que d’être obligé de faire quelque chose qui puisse la rendre malheureuse.

Je l’ai retrouvée sur la terrasse. Elle lisait un livre de poche qu’elle déposa dès qu’elle m’entendit approcher.

- Bonjour, Daniel, fit-elle en souriant. Est-ce que tout est prêt?

- Je pense n’avoir rien oublié.

- Il faut encore sortir mon vélo du garage, mais je t’attendais pour le faire.

C’était un VTT de compétition avec tous les accessoires dont on pouvait rêver. Beaucoup plus léger que le mien, il semblait déjà avancer alors qu’elle n'avait pas encore donné le premier coup de pédale. Il était suspendu au mur du garage. Je le descendis tout seul avec une aisance qui me surprit moi-même.

- Tu es costaud, s’exclama-t-elle en tâtant mes bras alors que je lui présentais le vélo.

Evidemment, je me suis mis à rougir. Elle s’amusait beaucoup des émotions que sa présence ne manquait pas d’éveiller en moi. J’aurais pu lui en vouloir de jouer ainsi avec mes sentiments, mais j’éprouvais tant de plaisir à la savoir près de moi. Nous sommes sortis de la propriété par la grande grille. J’ai attendu que nous nous soyons éloignés un peu avant de lui parler de l’entretien avec son père. Elle ne fut pas particulièrement étonnée.

- Je savais effectivement que mon père voulait te voir, expliqua-t-elle. Il ne s’en est pas caché. Il me considère toujours comme une petite fille. J’ai mes règles depuis deux ans au moins. Je suis une femme maintenant.

Je ne comprenais pas ce qu’elle venait de me dire. Mais je suis certain que, la dernière phrase, elle l’avait prononcée pour se convaincre elle-même.

- As-tu accepté le rôle de nourrice? me demanda-t-elle après une courte réflexion.

- J’aurais bien aimé refuser. Je n’avais pas réellement le choix. Il ne l’a pas dit explicitement, mais je suis sûr qu’il m’aurait renvoyé et qu’il aurait fait des problèmes à mon oncle si je n’avais pas dit oui.

- Il ne s’en serait pas privé. Mon père veut tout contrôler. Tout le monde doit être à son service. Ce qui est sur son passage, il l’élimine.

- Que comptes-tu faire?

Elle éclata de rire et arrêta son vélo. Surpris, je déposai pied à terre un peu plus loin.

- Derrière ce coin, j’ai deux amis qui m’attendent. Ils vont te rosser de telle manière que tu pourras aller pleurer chez mon père, puis on va aller ensemble se shooter chez un dealer de la gare du nord.

J’étais convaincu qu’elle se foutait de moi. Néanmoins, je regardai dans la direction qu’elle avait indiquée. Juste à ce moment, deux solides gaillards de 16 et 17 ans passèrent le coin et vinrent à notre rencontre. J’étais paralysé de peur. Les inconnus ne me regardèrent même pas. Arrivés à notre hauteur, ils échangèrent le bonjour avec Isaline. Je m’attendais toujours à ce qu’ils se précipitent sur moi. Ils continuèrent leur chemin sans nous inquiéter. J’entendis de nouveau le rire cristallin d’Isaline.

- Tu as encore marché!

- Les connaissais-tu?

- Bien sûr que non. J’aurais voulu te faire cette blague qu’elle n’aurait jamais aussi bien marché.

Une fois de plus, elle m’avait vexé. J’avais du mal à le cacher.

- Qu’est-ce qu’on fait? On rentre?, demandai-je un peu nerveusement.

- Pourquoi? En as-tu assez de ma compagnie?

- Pas du tout, répondis-je précipitamment en sentant ma colère disparaître aussi vite qu’elle était venue. Mais je croyais qu’après ce que je t’avais dit, tu n’aurais plus confiance en moi.

- A contraire, si tu ne m’en avais pas parlé, je me serais méfiée. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir.

De plus en plus, j’avais l’impression d’être manipulé. D’abord par son père, maintenant par elle qui semblait au courant de tout avant moi. Elle interpréta mal mon silence.

- Rassure-toi. Je ne ferai rien qui te mettra dans l’embarras vis-à-vis de mon père. Alors, est-ce qu’on la continue cette promenade?

Comme tous les dimanche, il y avait beaucoup de monde dans la forêt. Nous devions sans cesse ralentir pour slalomer entre les promeneurs. Isaline ne semblait pas connaître la politesse. Au début de la promenade, je l’avais vue bousculer les gens qui ne s’écartaient pas assez vite. Aussi, je roulais devant pour distribuer les "bonjours" et les "excusez-moi" qui nous ouvraient la voie. Au fur et à mesure que nous avancions dans les bois, les chemins se dégagèrent de telle sorte que nous pouvions rouler de front et échanger nos impressions:

- Viens-tu souvent en forêt? lui demandai-je au bout d'un moment.

- Quand j’étais petite, ma nounou nous emmenait mon frère et moi. Nous allions souvent du côté de l’étang des enfants noyés. Parfois, quand il faisait beau, nous suivions les chemins jusqu’au bois de la Cambre. Nous retrouvions ma mère dans son magasin de l’avenue Louise. Elle nous exhibait devant ses clientes en attendant que la voiture vienne nous chercher. Au début j’aimais bien cela, car elle ne s’intéressait pas à nous quand nous étions à la maison. Mais son attitude était artificielle et a fini par m’agacer. Il y a deux ans, j’ai refusé d’y retourner.

Elle venait de me dévoiler une petite partie de son intimité. Je savais déjà que, dans les familles riches, les enfants pouvaient aussi avoir leurs problèmes. Mais l’entendre de la bouche d’Isaline, avait une autre signification pour moi.

- Je pense que je ne connais pas du tout cette partie de la forêt, ajouta-t-elle.

- C’est incroyable que tu vives à l’orée de la forêt de Soignes et que tu n'en connaisses pas tous les recoins. C’est vrai que, si j’avais un jardin comme le tien, je ne serais pas tenté de courir les bois tout le temps.

"Et j’aurais aussi ce petit air blasé qu’elle arbore chaque fois qu’elle sait qu’on la regarde", ajoutai-je pour moi-même.

Elle m’expliqua que, maintenant qu’elle était plus grande, elle n’avait plus le temps de se promener. On la conduisait sans cesse d’un endroit à l’autre pour une multitude d’activités différentes. Elle se vantait d’avoir suivi au moins une fois tous les cours que ses parents pouvaient lui offrir et que lui permettait son âge. Je l’enviais un peu. Pour ma part, les seuls leçons que j’ai reçues en dehors de l’école étaient données par mon oncle et concernaient exclusivement le jardinage. Une fois lancée, Isaline était intarissable. Je me retrouvais dans un monde incroyable de noms à petites particules. Elle côtoyait les enfants de personnages célèbres. Pourtant, venant de sa bouche, tout cela semblait banal.

Plus je la connaissais, plus je m’étonnais de me trouver dans le même collège qu’elle. Certes, les professeurs y étaient excellent. La qualité de l’enseignement n’y était plus à faire. C’est mon oncle qui avait insisté pour qu’on m’y inscrive. Il m’arrivait de le maudire pour cette initiative bien intentionnée. Les études m’y semblaient impossibles lorsque je croulais sous une tonne de devoirs et que j’essayais de me concentrer sur des leçons interminables pendant que mes amis et les autres garçons de l’immeuble se disputaient un match de foot sur le terrain vague juste sous ma fenêtre.

Nous venions d’atteindre le sommet d’une côte. Comme nous roulions déjà depuis une heure, j’ai proposé de nous arrêter et de nous reposer. Isaline accepta d’emblée. J’avais déjà observé chez elle certains signes de fatigue et je m’étonnais qu’elle ne se soit pas plainte. C’était la première fois qu’elle roulait aussi longtemps. J’ai félicité son endurance.

- Tu es gentil de m’encourager, mais je ne crois pas avoir accompli un exploit. Il n’y a pas de quoi gagner quelque chose, pas même une sucette!

- Pas une sucette effectivement. Mais j’ai là quelques biscuits et de l’eau.

J'ai détaché mon sac du porte-bagages et lui ai présenté le contenu. Pendant un moment, nous sommes resté assis dans l’herbe qui bordait le chemin. Nous ne parlions presque pas. Ce n’était pas parce que nous n’avions rien à nous dire. Parfois, les mots sont inutiles. Depuis que nous nous étions arrêtés, l’esprit de la forêt nous avait enveloppé. Une certaine sérénité rayonnait en nous. Nous écoutions le silence presque parfait, seulement perturbé par quelques bruits lointains venus jusqu’à nous au gré d’un brise vagabonde.

Comme j’avais peur de la regarder et de rompre le charme, je fixais un châtaignier de l’autre côté du chemin. Pour calmer l’émotion qui m’envahissait, j’essayais d’imaginer comment l’escalader. Soudain, répondant à une impulsion de mon corps toujours en manque d’exercice, je me suis levé sans un mot et me suis approché de l’arbre. J’abandonnais Isaline pour me livrer aux plaisirs de l’escalade. A peine m’étais-je hissé sur la première branche, que j’entendis le rire d’Isaline. Tout en explorant les prises pour atteindre les plus hautes branches, je l’entendis approcher.

- Tu ne tiens donc jamais en place, fit-elle remarquer. On me l’avait dit, mais il faut te connaître mieux pour comprendre ce que ça veut dire.

- Pourquoi remettre à plus tard ce qu’on a envie de faire tout de suite?

- Aide-moi à monter.

J'eus un regard désolé vers la branche sur laquelle j’avais décidé de m’asseoir. Le projet était remis. Je suis redescendu jusqu’à la branche la plus basse et lui tendis la main. Bien qu’à partir de la première branche, les prises étaient faciles, elle insista pour que je l’aide. Si, au début, je me montrai réticent, je pris vite du plaisir à cette promiscuité. Son odeur, la douceur de sa peau, le contact tendre de nos corps à travers nos vêtements, tout cela éveilla en moi des sensations déroutantes.

- Je ne monterai pas plus haut, avait-elle dit soudain alors que nous n’avions pas escaladé la moitié de ce que j’avais prévu.

Je ne me suis pas plaint, mais elle a remarqué mon regard vers le sommet.

- Mais je ne t’empêche pas de continuer, suggéra-t-elle.

J’ai hésité un moment entre le désir de rester près d’elle et de poursuivre l’escalade. Mais je voulais aussi l’épater. Je me suis donc hissé de branche en branche, prenant des risques inutiles. Je ne voulais pas la faire attendre et je savais qu’elle me regardait. Je n’avais pas compté sur un passage sans prise où l’élasticité des branches empêchait un passage en force. Je me suis entêté.

- Daniel. Redescends. Tu vas tomber.

Elle me rappelait à la prudence, mais ravivait en même temps le sentiment d’être observé. Je suis parvenu à me hisser. Le fait de déposer mon postérieur sur la fourche convoitée ne me procura pas la satisfaction que j’attendais. J’avais peur. La branche était trop fragile pour mon poids. Elle oscillait de manière inquiétante. Je ne voulais pas montrer mon trouble et pris une attitude joviale.

- Isaline, c’est fantastique. Je suis au dessus de la forêt...

Ce n’était pas exact. Les hêtres étaient bien plus grands que mon châtaignier et bouchaient l’horizon. Néanmoins, mon arbre surplombait une petite dépression qui me donnait une certaine perspective.

- Tu devrais venir. La vue est exceptionnelle.

Ça ne coûtait rien de le dire. De toute façon, elle ne monterait pas et de plus la branche ne supporterait pas notre poids à tous les deux.

- Daniel, ça suffit. Redescends tout de suite.

Je crois que, d’en bas, elle avait une vision assez précise de la situation périlleuse dans laquelle je me trouvais. Qui, après cela, prétendra que les filles paniquent pour un rien? Pour redescendre, je devais me retourner. Le bois, tendu à l’extrême, ne supporta pas cet effort supplémentaire. Il émit un craquement sinistre. S’il n'a pas cédé, je ressentis au moins une secousse qui me fit perdre l’équilibre. Elle cria. Je ne suis pas tombé de très haut. J'ai glissé le long du tronc et je fus arrêté net un peu plus bas sur une autre branche qui me frappa en pleine poitrine. Pendant un instant qui me sembla une éternité, je ne pouvais plus respirer. Elle s'inquiéta de ne pas m'entendre.

- Est-ce que ça va?

J’essayai de crâner, mais ma voix haletante me trahit.

- Juste quelques égratignures.

- Je viens t’aider.

- Non, ça ira, dis-je paniqué. Je vais descendre.

- Tu es vraiment con.

Sa remarque me fit de la peine. Mais je l’avais méritée. Je compris surtout que je lui avais fait peur et que c’était sa manière à elle de me faire payer son émotion. Dès que nous avons regagné le sol, elle me fit enlever mon tee-shirt pour regarder mes blessures. La branche avait marqué mon torse jusqu'au sang.

- Il faudra nettoyer tout cela dès qu’on sera rentré.

- Mais ce n’est pas grave, je te dis.

- Tu as eu beaucoup de chance, mais ce n’est pas une raison pour ne pas te soigner et risquer d’attraper une maladie.

- Ce n’est pas ma première blessure.

- J’avais déjà remarqué tes cicatrices. Si tu les as toutes reçues de cette façon, je ne m’en vanterais pas.

Elle effleura mon épaule du bout des doigts et ajouta un ton plus doux:

- Celle-ci, par exemple, d’où vient-elle?

- C’est juste un accident en essayant de descendre d’un train.

- Ce n’est pas possible. Des milliers de gens prennent le train tous les jours sans problèmes et toi tu parviens à t’ouvrir l’épaule de l’omoplate jusqu’à la clavicule. Tu dois être vachement maladroit!

- Ce n’était pas un train de voyageurs, expliquai-je vexé, mais un train de marchandises.

De cette histoire-là, je conserve le bon goût de l’aventure, cette sensation que l’on garde après avoir accompli quelque chose de pas ordinaire. Je n’ai pas résisté à l'envie de la partager avec Isaline.

Il y deux ans, à peu près à la même époque de l’année, il y avait des travaux sur la voie ferrée qui passait derrière mon immeuble. Les trains devaient ralentir et avançaient presque au pas d’homme. Il faisait beau et chaud. Je jouais à cache-cache sur le talus de chemin de fer. Un train de marchandises transportant des poutrelles d’acier passait à ma hauteur quand une idée saugrenue me traversa l’esprit. Je courus le long du convoi, me suis agrippé à un wagon et me suis hissé dessus. J’appelai mes compagnons de jeu pour les inciter à me suivre. Malheureusement, ils ont hésité trop longtemps et le train avait pris de la vitesse. J’en vis un seul qui tenta de me rejoindre. Il s’accrocha au wagon qui suivait le mien. Il tint bon sur cinquante mètres. J’ai tenté de le rejoindre pour l’aider, mais il lâcha prise et retomba sur le ballast cul par dessus tête. Je le vis se relever. Il me fit un signe désolé avant de disparaître complètement de ma vue.

Je me retrouvais à bord d’un train qui allait me conduire je ne sais où. Pourtant, je ne ressentais aucune peur. Quel danger risquais-je tant que j’étais à bord? De me sentir loin de chez moi, était un véritable soulagement. Ma curiosité m’entraînait vers l’inconnu. Le train prit de la vitesse. Le vent se fit de plus en plus fort. Il me fouettait le visage. Son souffle à mes oreilles, plus encore que le vacarme des bogies m’assourdissait complètement. Grisé par la sensation de vitesse, j’en oubliai la notion du temps. Le train traversa la forêt en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quel déception! Moi qui n’avais pas fini d’en explorer tous les recoins, je la croyais infinie. Je reconnus le pont de Groenendaal. Les champs se succédaient à toute allure. Je pouvais suivre notre progression en lisant le nom des gares: La Hulpe, Genval, Rixensart, Ottignies. Je finis par me demander où cette aventure allait m’emporter. Je savais que la ligne conduisait à Namur puis Luxembourg. Il faudrait trouver le moyen de descendre bien avant si je voulais rentrer avant la nuit.

Le convoi devait s’approcher de Gembloux. J’ai profité d'un ralentissement pour sauter sur le ballast à la façon des parachutistes. Je ne me reçus pas trop mal. Je fis plusieurs culbutes pour terminer ma trajectoire dans les taillis. J’avais complètement perdu la notion du haut et du bas. La terre continuait à tourner autour de moi. Il me fallut plusieurs secondes pour reprendre mes esprits. Je finis par me redresser sur mes jambes tremblantes. Un peu amusé par la tournure des événements, j’ai constaté que je devais offrir un bien triste spectacle. J’avais les membres écorchés par les ronces. Mon tee-shirt était sale et déchiré à plusieurs endroits. Tandis que la douleur s’éveillait sur chaque centimètre de ma peau en sang, ne sachant comment revenir à Bruxelles, j’eus un moment de faiblesse. Mais c’était le prix de l’aventure. Je devais maintenant en assumer les conséquences. J’ai ravalé mes larmes inutiles puisqu’il n’y avait personne à attendrir.

Malgré les cailloux du ballast sur lesquelles je manquais à chaque pas de me tordre une cheville et qui me meurtrissaient la plante des pied à travers mes semelles usées, j’ai d’abord suivi la voie ferrée. J’espérais qu’un train pour Bruxelles roulerait assez lentement pour que je puisse sauter dessus. Je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas réaliste. Il me fallait quitter le chemin de fer pour faire de l'auto-stop. Je nouai mon tee-shirt autour de mon épaule blessée plus pour la cacher que pour la protéger. Quand je m’estimai suffisamment présentable, je suis descendu sur une petite route qui longeait le talus. J’ai marché parallèlement à ma direction initiale, mais, après un virage, je me suis éloigné du chemin de fer et je me suis retrouvé bientôt en pleins champs. J’étais complètement désorienté. J’essayai plusieurs fois de me renseigner, mais sans succès. Il fallait voir la tête des gens lorsque je leur demandais la direction de Bruxelles. Ils pensaient que c’était une plaisanterie et riaient ou m’insultaient. Une dame compatissante m’apprit quand même que j’étais à plus de quarante kilomètres et me conseilla finalement de rejoindre la nationale 4. Cette idée me plut car je connaissais un peu cet axe routier parallèle à l’autoroute pour l’avoir emprunté à plusieurs reprises avec mon oncle.

Mon jeune âge ou mon allure découragea les automobilistes les plus généreux. Quand je compris que je devrais marcher longtemps et que je sentis les premières douleurs aux pieds, je m’arrêtai un instant pour en examiner l’état. Avec sa manie de récupérer des affaires usagées, ma mère m’avait refilé une paire d’Addidas usées et trop grandes. Mon pied flottait à l’intérieur et les premières cloches s’étaient déjà formées. En prenant soin de ne pas faire de plis, j’ai enveloppé mes pieds dans des lambeaux de tissus que je déchirais dans mon tee-shirt. Je nettoyai un peu mon épaule et refis le pansement avant de reprendre la route.

J’arrivai à Wavre à la tombée de la nuit. Je n’en pouvais plus. Je ne sentais plus mes jambes. Il fallait absolument que je me fasse prendre en stop. Je me suis donc posté bien en vue sur la rampe à l’entrée de l’autoroute en direction de Bruxelles. Le Parc d’attraction tout proche m’offrait un alibi. A la faveur de la pénombre, quelqu’un ne tarderait pas à s’arrêter. En effet, je n’attendis pas plus de dix minutes avant qu’une golf blanche stoppe à ma hauteur.

- Salut chef. Je vais à Bruxelles. Est-ce que ça t’intéresse?

- Je rentre chez moi à Watermael-Boitsfort.

- C’est presque sur mon chemin.

Il fit de la place sur le siège à sa droite et m’invita à m’asseoir. A peine avais-je attaché ma ceinture qu’il démarra. Le moteur monta dans les tours. La pédale des gaz ne semblait connaître que deux positions.

- Dans quinze minutes, tu seras chez toi, commenta-t-il. Quel âge as-tu?

- Douze ans.

Je me vieillissais un peu puisqu’à cette époque, je venais d’avoir onze ans. Mais on disait que j’étais en avance sur mon âge et ce mensonge passa très bien.

- D’où viens-tu comme cela?

- J’ai passé la journée à Walibi, mentis-je de nouveau. Mais en jouant avec mes copains, j’ai perdu mon ticket de train. Alors j’essaie de rentrer en stop.

- C’est ainsi qu’on se retrouve sur le bord de la route en pleine nuit, quasi nu.

Le ton jovial qu’il utilisait adoucissait à peine le reproche qu’il venait de m’adresser. J’ai évité toute polémique en gardant le silence. Une fois la voiture lancée sur la bande de gauche, il alluma le plafonnier pour examiner mon épaule. La blessure avait de nouveau saigné. Une grosse tache s’était formée à travers le bandage de fortune. Il souleva mon coude et examina l’état de l’articulation.

- Ce n’est pas dans le parc de Walibi que tu as pu te mettre dans cet état, constata-t-il.

- Je suis tombé.

- Je vois mal quelle chute pourrait te faire de pareilles blessures. De plus, si un gosse s’était blessé, ne fût ce que légèrement, sur une attraction, il y aurait eu une enquête des assurances. On ne l’aurait certainement pas laissé retourner chez lui tout seul. On aurait au moins téléphoné à ses parents.

- Je n’ai pas le téléphone chez moi.

- Ton histoire ne m’a pas convaincu. Trouve en une autre.

Comme je ne disais plus rien, il ajouta au bout d’un moment:

- Note que ça ne me regarde pas. C’était juste histoire de causer.

Mon chauffeur n’était probablement pas de la police ou de la gendarmerie. Même s’il faisait partie de la SNCB, il n’aurait rien à me reprocher puisque je n’avais rien cassé. Je lui racontai donc mon aventure. Mon récit l’amusa. Je le vis sourire.

- Prendre le train en marche. Le rêve de tous les gosses devant leur télévision.

Je me retins de lui dire que je n’avais pas la télévision. Ma connaissance des films d’aventure se limitait à ce que mes camarades voulaient bien m’en dire. A ce moment, mon estomac gargouilla bruyamment.

- Tu n’as pas mangé depuis ce matin, remarqua-t-il.

J’ai acquiescé avec résignation.

- Que dirais-tu d’un Quick? Personne ne m’attend. Je n’ai pas encore mangé. Je préfère prendre mes repas en compagnie de quelqu’un. Après, si tu le veux, je te reconduirai chez toi. J’habite aussi à Boitsfort.

J’acceptai volontiers. De toute façon, au point ou j’en étais, le fait de rentrer tout de suite ou dans une heure n’allait pas changer grande chose à la solide correction que j'allais recevoir.

Isaline gloussa.

- Tu l’avais bien méritée cette correction. Avoues-le.

Nous étions étendus côte à côte dans l’herbe. Elle me fixait, le regard brillant. Son attention à mon égard me remplissait d’un bonheur nouveau. J’étais amoureux. Je l’avais compris. Mais le cortège des sensations qui bouleversaient mon coeur et ma tête était une expérience nouvelle, totale et merveilleuse. Pourtant, je savais qu’elle en aimait un autre. Depuis le sermon de mon oncle la veille, j’avais déjà décidé de l’aider à retrouver le fils du diplomate qu’elle avait rencontré pendant les vacances. La contradiction de mes sentiments ne m’était pas encore apparue. J’étais simplement heureux de l'avoir près de moi.

Elle me caressa le torse. Des frissons agréables parcouraient tout mon corps. Sans doute à cause de notre intimité nouvelle, elle fit pour la première fois une réflexion qui m’était personnelle:

- Pendant que je t’écoutais, j’ai pensé que tu faisais n'importe quoi pour t’éloigner de chez toi. Il n’y a pas uniquement cette escapade en train. Tu viens chez nous tous les jours pour t’occuper de la piscine, même quand ce n’est pas nécessaire...

- J’aime bien nager!

- ... Le samedi, tu reste avec ton oncle toute la journée. J’ai entendu un jour mon père s’en étonner alors qu’il parlait du personnel avec ma mère. Pourtant, il n’est vraiment pas perspicace quand il ne s’agit pas de ses affaires.

Elle avait vu juste et je me suis crispé. Tout à coup, le contact de sa main me mettait mal à l’aise. Je m’en voulais qu’on puisse lire aussi facilement en moi. Elle insista:

- Je me demandais pourquoi tu agissais ainsi.

Je voulais qu’elle mette un terme à son inquisition. C’était privé. Alors pas touche!

- Est-ce qu’il n’est pas temps de rentrer? demandai-je pour changer de sujet.

Machinalement, elle regarda sa montre, puis me fixa dans les yeux.

- Je t’embête avec mes questions.

- Un peu, fis-je en souriant pour lui montrer qu’il ne fallait pas insister mais que je ne lui en voulais pas.

IV.Le Pommier

L’année précédente, j’avais mobilisé tous mes copains pour sauver un pommier perdu sur un petit bout de terrain au croisement des voies de chemin de fer. Le pauvre arbre était en train de mourir étouffé sous le lierre et les ronces. Nous avons défriché le terrain autour de l’arbre sur plusieurs mètre et, encore maintenant, nous devons intervenir régulièrement pour entraver la progression des mauvaises herbes. Comme pour nous remercier, le vieux pommier donna des fleurs au printemps, des pommes juteuses et sucrées en automne. Cet endroit était devenu notre repère et notre refuge. Combien de mes amis n’ai-je pas retrouvé ici se cachant pour échapper à une corvée, fuyant devant une correction imminente ou pleurant l’inconsolable? Je m’y rendais souvent pour lire ou étudier loin de la porcherie familiale.

Mercredi après-midi, je n’avais rien de spécial à faire. Il faisait beau. Un temps idéal pour étudier sous notre pommier. N’allez surtout pas penser que je suis un bûcheur. Mais j’ai beaucoup d’autres occupations pas toujours amusantes. Je dois m’organiser pour mener de front mes études et le reste. Et on me laisse rarement le choix du reste. Je pris donc mes livres et m’installai confortablement en maillot en plein soleil.

Il devait être quatre heures. Je me distrayais en repensant à la sortie du dimanche après-midi. Le souvenir était bien réel pourtant il me semblait de plus en plus comme issu d’un rêve impossible. Quel intérêt pouvait bien rechercher une fille comme Isaline dans une liaison avec un garçon comme moi. Elle a tout ce qu’elle désire alors que je ne dispose de rien, pas même de moi-même. De plus, au collège, cette semaine, elle m’a complètement ignoré. Pas un sourire, pas un regard. C’est comme si elle voulait garder notre liaison secrète. J’aime bien les mystères, mais un petit mot de temps en temps ne lui coûterait rien et ne nous aurait pas trahi. J’en étais à me demander si je la reverrais encore. Peut-être, l’avais-je déçue? En tous cas, elle ne m’en a rien laissé entendre quand nous nous sommes séparés.

Arrivé à ce point de mes réflexions, j’entendis une voix que je reconnu tout de suite. Il s’agissait de Bruno, dit le Passe-Muraille parce qu’il n’y avait pas son pareil pour sortir d’une pièce fermée à clef. On raconte qu’à six ans, il a préféré sauter à travers une fenêtre plutôt que recevoir la correction paternelle. Il a gardé de cette aventure plusieurs cicatrices dont une en forme de croix sous le menton.

- Comment va le Passe-Muraille? lui criai-je en guise de bienvenue lorsqu’il franchit la limite des broussailles.

- Mal. Les copains ont crevé mon ballon de foot.

- Le beau? Celui en cuir?

- Celui que j’ai reçu l’année passée pour mon anniversaire.

- Tu me l’apporteras. J’essaierai de le réparer.

- C’est sympa de ta part. Mais je venais pour autre chose. Il y a une meuf qui veut te voir, fit-il en pointant le pouce derrière lui par dessus son épaule.

Elle avait sans doute un peu attendu en arrière pour ménager son effet de surprise. Isaline surgit à son tour des fourrés. Je restai sans voix, l’air franchement ahuri. Très contente de sa mise en scène, Isaline me souriait. Le Passe-Muraille s’amusa de la bonne blague et ajouta lorsque son rire enfantin mourut:

- Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire. Je vais vous laisser.

Juste avant de disparaître dans les taillis, il se tourna vers moi et me demanda avec un clin d’oeil complice:

- Gavroche, si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à me le demander. Par exemple, je sais où mon frère cache sa réserve de Durex, des fois que vous ayez envie de gonfler un ballon à deux.

J’aurais dû attraper cet impudent et le rosser pour lui apprendre les bonnes manières. Mais il fut plus rapide et m’échappa.

- Il est très déluré ce petit, fit Isaline.

- Il n’a que neuf ans. C’est un genre qu’il se donne. La seule chose qui l’intéresse, c’est le football.

- Il t’a appelé Gavroche.

- Nous avons tous notre surnom. C’est plus commode qu’un simple prénom. Par exemple, Passe-Muraille se prénomme Bruno. Si on parle d’un Bruno, on ne sait pas s’il s’agit du concierge, du petit garçon du troisième ou du trisomique du deuxième bloc. Par contre, avec Passe-Muraille, il n’y a pas d’ambiguïté. On m’appelle Gavroche à cause de mon nom de famille: Gavrot, Gavroche. Il y en a pour penser que ça se ressemble.

- En tout cas, ça te va bien.

Elle désigna le livre de latin ouvert sur la bâche.

- Tu étudies déjà pour la fin de l’année! Moi, je n’ai pas encore commencé. Ça ne me semble pas si urgent.

- Je n’ai pas beaucoup de temps pour étudier, alors je m’y prends suffisamment tôt pour ne pas être dépassé.

- En plus de tes occupations multiples, tu te paies le luxe d’être un bon élève. Beaucoup t’envient.

- C’est vrai?

Il y eut un blanc.

- J’ai séché le cours de solfège pour venir te voir. Mon père va être furax, mais je voulais m’excuser pour mon attitude depuis le début de la semaine.

- J’ai compris que tu ne tiens pas à ce qu’on nous voie ensemble.

- C’est un peu cela. N’es-tu pas trop jaloux?

- De qui?

- De mes copains, ceux qui me font la cour à l’école.

- Oh, ceux-là! Je sais que c’est surtout pour la frime que tu les fréquentes. D’ailleurs, ils ne se prennent pas vraiment au sérieux.

- Tu es dur envers eux. Pour certains garçons c’est très important de se montrer avec une fille.

- Moi, si un jour j’ai une petite amie, ce ne sera pas pour l’exhiber comme un animal de cirque.

J’ai désigné la bâche.

- Elle est assez grande pour que nous nous y installions tous les deux. Si tu le désires, je peux la tirer à l’ombre.

- Non, laisse la comme cela. Je vais faire comme toi et bronzer un petit peu. Il fait si beau.

Elle fit tomber son pantalon et son chemisier ne gardant qu’un bikini rose très léger. Elle s’étira avant de s’étendre sur la bâche. Comme je restais debout, elle me fit signe de me coucher près d’elle. J’obéis prestement et m’allongeai sur le ventre pour qu’elle ne puisse pas voir mon émoi grandissant. Je devinais que Passe-Muraille n’était pas loin à nous espionner. Je ne devais pas compter sur sa discrétion. Sûr qu’on allait jaser sur mon compte.

- Parle-moi de la Yougoslavie.

Je n’étais pas étonné qu’elle me demande de raconter mon dernier voyage. En général, je m’arrange pour que mes fugues restent discrètes et surtout que la nouvelle n’arrive aux oreilles de mon oncle. J’ai tellement peur de le décevoir. Donc, à la veille des vacances de Pâques, j’avais dit à tout le monde que j’allais à un camp scout. Malheureusement, au début des vacances, plusieurs locaux du collège ont été incendiés. Pour je ne sais quelle bonne raison, les enquêteurs arrivèrent chez moi. Mes fugues successives et le casier judiciaire de mon frère faisaient de moi le coupable idéal. Quand il s’avéra que je n’étais pas parmi les pensionnaires du camp où j’étais censé me trouver, ce fut l’émoi général. C’est pour cela que la nouvelle de ma dernière escapade m’a rendu célèbre dans tout le collège.

- Ce n’était pas mon premier coup d’essai, mais certainement le plus ambitieux.

- Pourquoi la Yougoslavie?

J’ai repensé aux longs préparatifs pour ce voyage.

- Je crois que, sans l’aide de Mathieu, je n’y serais jamais allé.

- Qui est Mathieu?

- C’est un ami. Je l’ai rencontré peu après l’épisode du train. On s’échange des services. Pour l’instant, il est volontaire et conduit des camions d’aide humanitaire. Les histoires qu’il m’a raconté m’ont donné envie d’aller voir par moi-même. Il ne s’est pas laissé convaincre facilement. Il me disait tout le temps que ça pouvait être dangereux. Puis, il s’est fait à l’idée.

- Qu’as-tu fait un fois arrivé sur place?

- Mathieu avait exigé que je reste dans un dispensaire de campagne à la garde d’une infirmière de la Croix Rouge. J’ai aidé à la distribution des colis. Parfois, on me demandait d’accompagner un médecin pour les séances de vaccination. Je me faisais piquer devant les enfants pour les rassurer. Lorsque j’avais un peu de temps, je courais la campagne. Un jour, par hasard, j’ai rencontré un garçon à peu près de mon âge qui transportait des briques dans une brouette trop lourde pour lui. Je l’ai aidé. Comme on ne parlait pas la même langue, on communiquait par geste. Parfois on échangeait un ou deux mots d’anglais, mais c’était très sommaire. Il m’a présenté à sa famille qui m’a accueilli très chaleureusement. Evidemment, ils n’étaient pas désintéressés puisque j’arrivais presque chaque fois avec des vêtements ou des vivres. Mais je crois que leur amitié était sincère. Grâce à eux, j’ai pu voir des tas de choses que je n’aurais jamais été capable de trouver tout seul.

- Mathieu est passé deux fois avant de me reprendre à la fin des vacances. Il m’a ramené la nuit qui a précédé la rentrée. Je suis juste passé chez moi pour prendre mon cartable. Ma mère et mon frère n’étaient pas encore levés ce qui fait que je n’ai appris l’histoire de l’incendie qu’à l’école, de la bouche même du directeur et des inspecteurs.

- Tu sais sans doute qu’ils ont fini par trouver les coupables.

J’ai acquiescé d’un hochement de tête.

- Heureusement, sinon ils auraient toujours des soupçons à mon égard malgré le témoignage de Mathieu. Ce n’est pas amusant de se faire traiter de criminel.

Isaline ne resta qu’une petit heure et me questionna sur tous les détails pratiques de mon voyage. Avant de partir, elle me dit quelque chose qui me fit très plaisir:

- J’aime bien me trouver avec toi. J’ai confiance en toi. Je voudrais que nous soyons toujours amis.

V. En voiture

Avez-vous jamais eu une intuition? Il ne s’agit pas de deviner l’avenir en regardant dans une boule de cristal. Ça se passe complètement dans la tête. Les souvenirs s’organisent. Les idées s’organisent. C’est comme si une lumière nouvelle éclairait une série de faits apparemment sans relation et leur donne tout à coup un sens.

Au cours d’une nuit qui a suivi la visite d’Isaline sous mon pommier, j’ai cru deviner ses intentions. Je savais qu’elle en aimait un autre. Mon l’oncle me l’avait dit. La conversation avec le père d’Isaline me l’avait confirmé. Elle-même avait insisté sur le fait que nous étions amis. Pas amoureux, ni amant. Pour l’instant son père avait interdit qu’Isaline voit à nouveau le garçon qu’elle aimait. Comme elle m’avait beaucoup questionné sur la manière d’organiser seul un voyage, je pensais qu’elle se préparait à rejoindre son petit ami par ses propres moyens et contre la volonté de son père. En fait, elle m’utilisait à mes dépens. J’avais accepté l’idée d’un amitié sincère faute d’un amour durable. Mais là, je me sentais humilié.

Si nous nous étions vus dans les jours qui ont suivi, je me serais sans doute énervé et j’aurais mis fin à nos rencontres. D’ailleurs, j’avais même pensé ne plus retourner travailler chez les Tilman. Adieu les baignades gratuites et tant pis pour mon oncle.

Le week-end suivant, Isaline était partie en province chez ses cousins. Pendant qu’elle se promenait en vélo, j’eus le temps de réfléchir et de comprendre. Certes, Isaline se servait de moi, mais, d’un autre côté, c’était une chance qu’elle ait besoin de moi. Quelle autre occasion aurais-je eu de pouvoir l’approcher? Cela faisait deux ans que je travaillais dans le Parc de son père et que je nettoyais leur piscine. Elle ne m’avait jamais regardé auparavant. Ne serait-il pas plus judicieux de profiter à mon tour de la situation? Puisque j’aimais me trouver près d’elle, lui parler, l’écouter ou simplement lui tenir compagnie, devrais-je me punir en lui refusant mon aide sous prétexte qu’elle ne me mettait pas dans la confidence? A sa place, est-ce que je n’aurais pas agi de la même manière? De plus, je savais être patient. Je ne désespérais pas de la faire changer d’avis à mon sujet.

Cette fois-ci, résolu à l’aider jusqu’au bout, je me mis à réfléchir à son projet et à rassembler tous les éléments dont je disposais pour en parler dès son retour. L’occasion ne se fit pas attendre. Pas plus tard que lundi, au cours de mon bain matinal dans la piscine des Tilman, je fus surpris par le corps bronzé d’une nymphe qui plongea en m’éclaboussant juste à côté de moi.

- As-tu eu peur? demanda-t-elle avec un petit sourire moqueur lorsqu’elle refit surface.

- Tu rigoles. Comment s’est passé ton week-end?

- Splendide. Grâce à notre petit tour en vélo, je n’ai pas été trop godiche. Je te remercie. Et toi, qu’as-tu fait?

- Comme d’habitude: le samedi pour mon oncle, le dimanche pour mon frère.

Je marquai un temps de silence pour me donner de la contenance.

- Isaline, il faut que je te parle. Ce week-end, j’ai réfléchi...

- Tu as réfléchi ce week-end! Mais c’est un événement qui s’arrose, fit-elle en m’éclaboussant le visage.

Je n’avais pas de chance, elle était d’humeur espiègle. Je ne répondis pas à la provocation et lui ai répété que je voulais lui parler. Je la fixais droit dans les yeux et elle comprit que je ne plaisantais pas. Elle me regarda plutôt intriguée.

- Mercredi passé, tu m’as proposé ton amitié. Je l’accepte volontiers pourvu que tu m’accordes aussi ta confiance.

- Qu’est-ce que ça veut dire?

- Je pense que tu te prépares à retrouver quelqu’un. Je crois qu’il s’agit du fils d’un diplomate. Tu l’as rencontré pendant les vacances alors que je me promenais en Yougoslavie...

- Tu délires complètement!

- Tu vois que tu ne me fais pas confiance!

Son regard était rempli d’une émotion si profonde et si intense que je pris peur. Je préférai lui donner raison. Je savais qu’avec le temps elle accepterais mon aide. Je baissai les yeux:

- Admettons que je n’aie rien dit. Je me suis monté la tête. Pardonne-moi.

Je lui ai rendu la salve d’eau qu’elle m’avait envoyé peu avant. Elle s’est lancée à ma poursuite. Comme elle était très bonne nageuse, elle m’a rejoint rapidement et m’a enfoncé la tête sous l’eau. Puis, nous avons joué sans voir le temps passer. Vers huit heures, Gisèle nous rappela à l’ordre.

- Mademoiselle Tilman, vous allez être en retard à l’école. Dépêchez-vous.

Isaline est sortie directement sans prendre le temps de se sécher. Elle emporta ses affaires pour se changer dans sa chambre. Pendant ce temps, j’eus droit à une solide remontrance de Gisèle. Elle me fit tout ranger autour de la piscine avant de me laisser partir. J’étais à peine sorti de la propriété que la voiture des Tilman me dépassa en emportant Isaline. Elle serait à l’heure alors que, moi, avec le tram, j’aurais de la chance si je pouvais seulement assister à la deuxième heure de cours de la matinée. A ma grande surprise, la voiture s’arrêta un peu plus loin et recula pour revenir jusqu’à ma hauteur. Une portière s’entrouvrit et Isaline m’appela:

- Viens avec nous.

Le fait qu’Isaline me propose de l’accompagner à l’école était un grand changement dans nos relations. Si elle gardait ses distances pendant la journée, notre arrivée cependant ne passa pas inaperçue. Mes copains ne tardèrent pas à m’interroger à ce sujet. Je restai discret ne parlant que des travaux que j’effectuais pour le père d’Isaline. Par pudeur, je n’ai pas évoqué nos jeux aquatiques. Je savais d’avance qu’ils auraient interprété de travers chacun de mes mots. Les rares moments d’intimité que j’avais avec Isaline constituait une espèce de jardin secret que je voulais protéger à tout prix.

J’avais mis Isaline dans l’embarras. J’avais été trop direct. J’aurais dû y mettre plus de tact, faire des allusions plutôt qu’aborder un sujet personnel aussi brusquement. Je ne la revis pas de toute la semaine. Au cours des récréations, j’ai surpris plusieurs fois son regard dans ma direction. Son attitude quoique discrète fut remarquée par plusieurs de ses courtisans et suscita une jalousie exacerbée. J’eus à faire face à des agressions plus ou moins directes. Les épisodes les plus anodins furent le vol de mes affaires de sport et des livres que je laissais dans mon pupitre en classe. Au cours d’une bousculade, on me fit trébucher et j’ai dévalé la tête la première toute une volée d’escaliers. Malgré mes bleus, j’eus juste le temps de me relever pour retenir un camarade qui tentait de molester le coupable de deux têtes plus grand que lui. Enfin, ce fut dans les caves du collège qu’eut lieu l’explication finale. Je rangeais du matériel didactique après les cours quand je me suis retrouvé entouré par trois élèves de quatrième. J’eus mon compte mais je rendis tous les coups.

L’enquête du proviseur calma les esprits. L’homme nous confronta tous les quatre dans son bureau. Je vis les trois grands devenir blêmes. Ils craignaient que je ne les dénonce. Je ne le fis pas ouvertement. Par mes propos équivoques, j’entretenais le doute. Ils savaient que dorénavant je n’avais qu’un mot à dire pour qu’ils soient renvoyés du collège. J’avais enfin un moyen de pression contre eux et ils me laissèrent tranquille.

Le samedi suivant alors que je laissais flotter mes membres endoloris dans l’eau, Isaline vint me rejoindre et s’assit au bord de la piscine. Elle se sentait responsable de ma mésaventure.

- Je ne reverrai plus jamais ceux qui t’ont fait cela. Je leur ai fait comprendre que je n’appréciais pas leurs méthodes. Je n’aime pas qu’on me considère comme un trophée qui récompense le vainqueur d’un pugilat gratuit.

J’étais si heureux de la voir que j’en avais presque oublié l’incident. Je regrettais qu’elle ait dû intervenir. Je me culpabilisais car ma seule présence lui avait amené des ennuis.

- C’est arrivé de ma faute.

- Tu dis n’importe quoi. De toute façon, c’étaient des crétins et ils m’agaçaient. Tu m’as donné une bonne occasion d’y mettre un terme. Et puis, si c’est vrai que pour un de perdu on en retrouve dix, je ne perdrai pas au change. Dès lundi, ils seront trente à me faire la cours.

J’ai pouffé.

- Tu aimes bien les faire marcher, fis-je remarquer.

- Ils sont si bêtes.

J’eus le sentiment que cela s’appliquait aussi à moi. Elle remarqua mon expression se rembrunir.

- J’en connais un au moins qui fait preuve de perspicacité.

Elle me regardait d’une telle manière que je n’eus aucun doute: elle parlait de moi. Son sourire me ravissait. J’avais soudain envie qu'elle me rejoigne.

- Viens-tu nager? lui demandai-je.

- Pourquoi pas?

Elle se leva et fit tomber ses survêtements. J’eus à peine le temps d’entr’apercevoir son nouveau maillot avant qu’elle ne disparaisse dans l’eau. Nous avons nagé côte à côte. J’avançais lentement et elle devait s’arrêter souvent pour m’attendre. Nous discutions comme deux compagnons qui faisaient route ensemble. J’eus le pressentiment de ce qui nous attendait. Je ne regrettais rien même si, pour l’instant, je n’avais qu’un rôle de figurant sur la scène des amours d’Isaline.

Au bout d’un moment, je dus sortir de l’eau. J’avais froid et mes membres me faisaient mal. Elle vit ma démarche raide et mal assurée. Elle s’inquiéta.

- Ça ne va pas?

- Dès que je me serai réchauffé ça ira mieux.

Elle sortit de l’eau à son tour et m’entraîna vers le vestiaire.

- Je vais te frotter pendant que tu prendras ta douche. Tu auras tout de suite plus chaud.

Elle ne croyait pas si bien dire. Elle m’a massé le dos et les épaules avec douceur. Je me détendais. Tandis que mes muscles se relâchaient un à un, la douleur s’atténua jusqu’à disparaître complètement.

- C’est comme si je m’occupais d’un petit frère. Tu as la peau si douce.

Je fermais les yeux ivre de bonheur. Pris d’une soudaine pudeur, elle interrompit le mouvement de ses mains.

- Je ne te dérange pas au moins?

J’ai tourné la tête pour qu’elle puisse voir mon visage.

- J’aimerais bien être ton petit frère pour que tu puisses t’occuper de moi tous les jours.

Sa réaction me surprit. Elle m’enlaça par la taille et se serra contre moi, le joue sur mon épaule. Je sentais son souffle dans mon cou. J’entendis sa voix vibrante d’émotion.

- A mon coeur, tu seras le plus cher des petits frères si tu m’aides à rejoindre Tanguy.

Comment pouvais-je le lui refuser? Elle me demanderait de cueillir les étoiles que je me ferait magicien pour son bonheur. Je lui ai caressé les cheveux.

- Je t’ai déjà dit que tu pouvais compter sur moi.

Elle leva vers moi des yeux rouges chargés de larmes.

- Tu l’aimes tellement, ai-je constaté dans un souffle.

Elle resserra son étreinte et laissa libre cours à ses sanglots. Ballot, je ne sus que faire de mes mains inutiles tandis que le jet continu de la douche crépitait à nos oreilles et inondait nos corps presque nus.

VI. Préparatifs

Nous nous sommes retrouvés le lendemain dimanche dans le parc du père d’Isaline. Ce fut sous les yeux même des parents qu’eut lieu le premier conseil de guerre. Isaline, assise sur un banc faisait semblant d’étudier. Moi, caché dans les rhododendrons, juste derrière, je la questionnais en pointant sur une carte routière de France l’itinéraire que nous devrions suivre. Je m’étais prêté à cette mise en scène par jeu. En fait, la situation d’Isaline était bien plus complexe que je ne me l’imaginais. Elle faisait l’objet d’une surveillance stricte à laquelle j’échappais pour l’instant grâce à mon double statut d’employé et de confident. Mais, tout de même, nous devions être prudent car, au moindre soupçon, il nous serait impossible de nous revoir en dehors de l’école.

Le petit ami d’Isaline s’appelait Tanguy de Matagne. Le père de l’élu était ambassadeur et dirigeait plusieurs entreprises héritées de sa famille. Isaline m’expliqua que les intérêts de monsieur Tilman et du père de Tanguy s’étaient opposés pour l’obtention d’une adjudication où la spécialisation de leur sociétés respectives se complétaient admirablement. Plutôt que s’associer pour gagner l’appel d’offre, ils ont préféré se faire concurrence et virent l’affaire emportée par un entrepreneur étranger. Les deux hommes en avaient gardé une rancune tenace, incapable l’un et l’autre d’assimiler la leçon du passé. Je vis en Isaline et Tanguy les nouveaux Roméo et Juliette des temps modernes. Mais je comptais bien réécrire l’histoire pour que, cette fois, elle se termine bien.

Isaline voulait retrouver Tanguy pendant les prochaines grandes vacances. Dans le discours incendiaire qu’elle mena à voix étouffée à quelques mètres seulement des oreilles concernées, je compris pour la première fois que l’amour de Tanguy n’était pas l’unique raison de cette bravade contre l’autorité paternelle.

Du mois de juin, je ne garde aucun souvenir précis, juste une impression diffuse d’une activité de tous les instants. Entre les examens de fin d’année et mes différentes obligations pour monsieur Tilman, mon oncle et mon frère, je trouvais le temps de voir Isaline. Je me reposais rarement, sans cesse en train de courir d’un endroit à l’autre. Je me sentais bien dans ma peau. Je me découvrais sans cesse des forces nouvelles, repoussant régulièrement les limites qui m’exaspéraient tellement quand j’étais petit.

L’argent fut notre principal souci. Isaline disposait d’un compte en banque copieusement alimenté par sa famille, mais son père en avait bloqué l’accès. J’avais bien des économies personnelles qui pouvaient suffire à condition de faire attention. Je risquais de tout perdre dans cette aventure, mais ce n’était pas le moment de se montrer mesquin et je fis taire mes derniers scrupules. Ce problème étant ainsi posé, je le pensai définitivement résolu. J’ai alors constitué l’équipement d’Isaline. Le mien faisait dans les douze kilos sans provisions. Etant plus grande que moi, elle n’avait malheureusement pas l’habitude de la marche. J’essayai donc de lui faire un sac un peu plus léger. J’y suis arrivé péniblement en usant d’un maximum de persuasion et en prenant un peu plus de matériel sur mon dos. En effet, nous n’avions pas du tout la même notion de l’essentiel.

Isaline avait contacté discrètement Tanguy que son père envoyait suivre un stage dans une université anglaise pendant les deux premières semaines du mois de juillet. Ensuite, il descendrait le 13 juillet à Cannes pour passer le restant de ses vacances dans la somptueuse propriété familiale. Nous avons tout de même décidé de partir le 28 juin, le jour même de la proclamation de nos résultats parce que cela nous semblait le meilleur moment pour quitter nos familles respectives. Nous avions deux semaines pour traverser la France alors que nous aurions pu le faire en deux jours seulement. Je pourrais vous énoncer les mille et une raisons qui nous ont poussés à faire ce choix, mais je crois avant tout qu’Isaline, comme moi, avait entendu l’appel de l’aventure.

VII. Voyage

Nous devions nous retrouver le soir à la gare du midi sur les quais du terminal TGV. C’était un luxe au dessus de nos moyens mais c’étaient les seules places que j’étais parvenu à réserver à cause des départs en vacances. J’étais en retard. Isaline m’attendait déjà. Son expression trahissait une profonde angoisse. Je portais les deux sacs. Suant, exténué par la course que je venais de faire, je me laissai tomber par terre à côté d’elle.

- Tu es enfin là. Je croyais que tu n’arriverais plus.

- On a le temps, fis-je un peu irrité par sa peur. Il n’y a pas de raison de s’en faire.

J’étais injuste vis-à-vis d’elle car c’était la première fois qu’elle désertait le foyer familial.

- Calme-toi. Imagine-toi que nous sommes deux vacanciers en partance pour Paris. Regarde, nous ne sommes pas les seuls de notre âge à voyager sans nos parents...

Je lui montrai un groupe de jeunes un peu plus loin sur le quai.

- ...comme ceux-là qui partent avec la bénédiction de papa et de maman. D’ailleurs, nous devrions nous mêler à eux. On passerait tout à fait inaperçu.

Elle me saisit le bras.

- Non, s’il te plaît. Il faut d’abord que je m’habitue.

- Comme tu veux.

J’avais des frissons. Je passai les bras autour de mes jambes pour essayer de me réchauffer. Je me sentais un peu las. J’appuyai mon front sur les genoux. Au bout d’un moment, Isaline s’étonna de mon attitude. Elle me prit la main.

- Daniel, tu as les doigts glacés. Qu’est-ce qui se passe? Ça ne va pas?

Je levai la tête.

- Tout va bien, ...

- Je vois bien que ça ne va pas. Tu es si pâle.

- Ne t’inquiète pas, lui répondis-je avec un sourire pour la rassurer. J’ai un peu de fièvre pour l’instant, mais ça va passer.

- Tu es malade! Si tu es malade, on ne peut pas partir.

Elle me regardait d’un air si apeuré que j’eus pitié d’elle. Je fus sur le point de renoncer. Tout serait plus facile si elle faisait demi-tour maintenant et qu’elle laissait les vacances s’accomplir comme ses parents l’avaient prévu. Puis je revis le regard furieux de mon frère. En fouillant dans mes affaires comme il en avait parfois l’habitude, il avait trouvé les tickets de trains et mes économies. L’explication qui suivit fut douloureuse pour nous deux et m’interdisait tout retour en arrière avant longtemps. J'étais incapable de lui expliquer ce qui m'arrivait, mais j'ai essayé de lui faire comprendre que, maintenant moi aussi, je devais partir.

- Si tu veux laisser tomber, rentre maintenant. Mais malade ou pas, je continue. De toute façon, je ne peux pas rester ici. Au plus loin nous irons, au mieux je me porterai.

- Es-tu sûr?

- J’en suis sûr.

Elle ne semblait pas convaincue mais changea tout de même de sujet.

- A propos, je voulais te féliciter pour ta deuxième place. T’ayant vu faire, c’était vraiment très fort.

- J’aurais voulu la première place pour mon oncle, mais cette année la concurrence était vraiment trop dure.

Ma modestie ne fut pas mise à l’épreuve trop longtemps car le train entra en gare. Nous nous sommes installés côte à côte. Le train est parti à l'heure. Je passai le voyage dans un état second. Lorsque je ne somnolais pas, j'étais à la toilette. Je me rendais bien compte que Isaline était inquiète. Notre départ ne s'était pas déroulé dans les meilleurs conditions.

Lorsque le train est arrivé à Paris, il faisait encore jour et je me sentais mieux. Nous avions prévu de passer le week-end dans la métropole. D’une part, il y avait moins de risque de se faire repérer une fois que l’on se perd dans la foule. D’autre part, j’espérais y trouver un moyen de locomotion pour descendre vers le sud. J’avais déjà réglé le problème du logement depuis longtemps. Des amis que j’avais rencontrés durant les vacances de Noël avaient accepté de nous héberger pendant le week-end. Grâce au métro, nous fûmes chez eux en moins d’une heure. La nuit tombait quand nous avons sonné à l’entrée du petit appartement sous les combles d’un vieil immeuble du septième arrondissement. François Duroy, l’heureux père de trois garçons, nous accueillit:

- Daniel. Te voilà enfin. Bonjour mademoiselle, fit-il a l’attention d’Isaline avant de se retourner en direction de la chambre. Françoise, Daniel est arrivé avec sa petite amie. On va pouvoir y aller.

Ce n’étaient pas la première fois qu’ils me faisaient le coup. Ils profitaient de ma présence pour sortir. Sans demander notre avis, ils nous confiaient leur progéniture. Françoise lut la déception sur le visage d’Isaline.

- Je me doute que ce n’est pas ce dont vous rêviez pour votre première soirée dans la capitale. Mais nous avons reçu cet après-midi deux places pour un spectacle. Mon mari et moi avons tellement rarement l’occasion de sortir ensemble.

J’ai échangé un regard avec Isaline. Je vis bien que cela ne l’enchantait pas. Elle comprit cependant que je n’étais pas très en forme pour sortir et que nous ne pouvions pas refuser ce service à nos hôtes. Tandis que les enfants nous faisaient la fête, les parents s’éclipsèrent discrètement. Isaline fut d’abord réticente, mais la spontanéité des deux aînés eut rapidement raison de sa réserve. Les Duroy n’étaient pas un modèle d’organisation. Tous les deux étaient dans l’informatique et travaillaient beaucoup. Les petits n’avaient pas mangé malgré l’heure tardive. Pendant qu’Isaline donnait la panade à Sébastien, j’ai préparé le repas. Christophe, 3 ans, et Nicolas, 6 ans, ont dîné avec nous. Lorsque nous avons eu fini, l’aîné voulut me montrer ses progrès en lecture, puis je leur ai raconté une histoire. Ensuite, il fallut jouer au gendarme pour les coucher. Sébastien ne posa pas de problème pour s’endormir. Son lit se trouvait à l’écart dans la chambre des parents. Par contre, les deux autres dormaient ensemble et n’arrêtaient pas de se chamailler. Ils étaient sans doute énervés à cause de la chaleur. Lorsqu’enfin nous avons obtenu la paix, Isaline et moi, nous nous sommes effondrés dans le canapé.

- Quelle énergie! J’ai cru qu’ils ne se calmeraient jamais, s’exclama-t-elle.

- C’est à cause de cette fournaise. Nous sommes juste sous le toit et le soleil a donné toute la journée. Mais ne nous plaignons pas trop. Ça pourrait être pire.

Je me levai.

- Où vas-tu?

Je lui montrai la cuisine où traînait la vaisselle sale de la semaine.

- Ranger. Et si je disais que c’est un véritable capharnaüm, il faudrait le comprendre comme un euphémisme. Cette odeur ne te dérange pas?

- Tu ne vas tout de même pas nettoyer leurs saloperies.

Isaline et ses remarques bourgeoises!

- Rien ne les obligeait à nous loger. Ils apprécieront le geste et nous inviteront encore. De toute façon, je m’en occupe. Tu peux allumer la télévision si tu veux.

- Ça c’est une bonne idée.

Je commençai par allumer le chauffe-eau qui effrayait tellement Françoise. Tandis que je rinçais les plats sous le robinet, Isaline se mit à jouer avec la télécommande et les programmes s’enchaînèrent sans queue ni tête. Finalement, la télévision s’éteignit. Je n’avais pas fini de remplir le bac d’eau chaude qu’Isaline demandait dans mon dos ce qu’elle pouvait faire pour m’aider.
 
 

J’étais content de retrouver Paris. Quel changement depuis la Noël! Là où je me promenais emmitouflé des pieds à la tête, je courais torse nu sous un soleil de plomb. Cette ville m’émerveille. Ses grandes avenues, ses vieux quartiers, ses immeubles centenaires, ses places chargées d’histoires libèrent mon esprit. Je découvre sans cesse de nouvelles perspectives qui me font paraître bien dérisoire les quelques joyaux de ma ville natale et dont les Bruxellois sont si fiers.

Une livraison urgente d’un programme informatique les ayant mobilisés pour le week-end, les Duroy nous avaient laissé la garde de leurs petits "monstres", ainsi qu’ils les surnommait avec tendresse. Après tout, ce n’était pas une façon désagréable de visiter Paris. Les deux aînés allaient devant nous en roller-skate. Nous suivions avec les vivres, les boissons et la poussette du petit. De Parcs en musée, nous avancions au gré de notre fantaisie. Nous chahutions d’autant plus que nos protégés ne manquaient pas de répartie lorsque quelqu’un avait la mauvaise idée de nous rappeler à l’ordre.

Nous sommes partis lundi matin de très bonne heure pour nous poster à une écluse de la Seine en amont de Paris. L’idée était d’Isaline. Une de ses amies prétendait qu’à l’occasion d’un camp scout, elle et sa patrouille avaient remonté la Sambre à bord d’une péniche. Un batelier avait accepté de les prendre au passage d’une écluse. Effectivement, nous n’avons pas dû attendre longtemps. Un couple nous a fait monter à bord et nous a conduit à Fontainebleau une soixantaine de kilomètres plus loin. Ce n’était pas un moyen de transport rapide, mais nous avions le temps et l’expérience était intéressante. Il nous a fallu plus de sept heures pour couvrir la distance. Outre le fait que les bateaux ne peuvent pas dépasser les dix kilomètres heures à cause des dégâts qu’ils provoqueraient aux berges, il y a le passage des écluses. Même si elles sont en général complètement automatisées, le bateau est tout de même immobilisé à chaque fois pendant une dizaine de minutes. L’homme me faisait participer aux manoeuvres. S’il pardonnait volontiers mes maladresses, l’hilarité d’Isaline m’irritait et me faisait perdre mes moyens. En plus des nouveaux noeuds, il m’a montré qu’en enroulant la corde autour d’une bitte d’amarrage il pouvait retenir une péniche de plusieurs tonnes à la seule force de son poignet.

Comme l’après-midi était déjà avancée, nous sommes entrés dans la forêt de Fontainebleau pour y passer la nuit. A cause du silence d’Isaline, je devinais qu’elle était un peu inquiète de dormir dans les bois. Je redoublais d’imagination pour inventer de nouveaux sujets de conversation. Vers sept heures, nous nous sommes arrêté dans une petite clairière à l’écart des chemin. Tandis que nous mangions, nous avons aperçu quelques chevreuils intrigués par notre présence. Il faisait si doux que nous n’avons pas dressé la tente. Couché dans l’herbe, nous pouvions suivre la course des étoiles entre les frondaisons des arbres. Nous avons beaucoup parlé en attendant le sommeil. De temps en temps, nous étions interrompu par des bruits provenant de la forêt et parfois tout proches. Moi-même, je n’étais pas toujours très rassuré. Pourtant, je ne manquais pas d’explications pour mettre Isaline en confiance. A l’aurore, il fit soudain plus froid. Nous nous sommes blottis l’un contre l’autre pour nous réchauffer. Vers cinq heures, il faisait déjà jour. Tout autour de nous, la rosée avait recouvert la végétation. J’ai préparé un peu de café et nous sommes partis sitôt après avoir mangé.

Ce jour-là, ainsi que les jours suivants, nous avons fait de l’auto-stop. Pour satisfaire la curiosité de nos généreux chauffeurs, nous racontions toujours la même histoire: nous faisions de la randonnée avec nos parents; restés en arrière quelques jours chez des amis, nous devions rejoindre notre famille par la route. Devenus de véritables complices, nous improvisions mille détails pour enrichir notre récit. Le plus difficile était de trouver l’âme compatissante qui accepte de s’arrêter. Nous avions un succès très modéré auprès des automobilistes. Cependant, il ne fallait pas se plaindre: nous parcourions tout de même plus de cents kilomètres par jour. Nous aurions pu faire beaucoup plus dans d’autres circonstances. Afin de paraître plus crédible, nous annoncions une destination raisonnablement proche, rarement plus éloignée que 50 kilomètres. Plus d’une fois, victime de notre propre mensonge, nous avons dû prendre congé d’un chauffeur qui aurait pu nous déposer bien plus loin. Les gens étaient très corrects avec nous. Le seule service qu’ils réclamaient en échange de leur bonté était de leur faire un peu de conversation. Il y eut bien quelques exceptions. Entre autres, je me rappelle d’un vieux couple qui nous a pris entre Chambéry et Grenoble. Ils n’ont pas cessé de se disputer pendant tout le trajet. Dans le véhicule, témoins involontaires de leurs querelles, nous gardions le silence. Ils nous ont déposés à l’entrée de Grenoble. Dés que la voiture eut disparu, il a suffit d’un échange de regards pour qu’enfin nous éclations de rire. En effet, l’homme et la femme se disputaient pour rien. Du peu que nous avions entendu, nous avions compris qu’ils étaient d’accord sur le fond mais qu’ils le disaient avec des mots différents. Chacun, obnubilé par sa propre colère, n’entendait pas l’autre.

Pour passer les nuits, nous évitions systématiquement les refuges, les campings et les auberges où la police aurait pu nous cueillir facilement. Nous campions le plus souvent dans les bois ou sur un terrain privé, avec ou sans autorisation. Une fois, alors que nous venions de dépasser Auxerre et que nous cherchions un endroit où passer la nuit, nous avons été surpris par la pluie et nous nous sommes réfugiés dans un château que nous pensions être abandonnée. Nous sommes entrés par une serre en ruines attenante au bâtiment. Bien que nous étions au sec, nous ne nous sentions pas à l’aise. Quelque chose d’indéfinissable, voir de malsain, régnait sur cette demeure. Serré l’un contre l’autre pour nous rassurer, nous étions en train d’explorer le premier étage lorsque nous avons été interpellés par un homme. Il barrait le chemin vers l’escalier. Nous ne pouvions même pas prendre la fuite. S’il n’était pas propriétaire de ces lieux, il se comportait comme tel. Peu amène, il nous a demandé très sèchement ce que nous faisions là. Mes explications embarrassées n’ont convaincu personne, mais il a été attendri par l’air malheureux d’Isaline qui était en train de prendre froid. En m’accusant d’imprévoyance et de maladresse, il nous a conduits dans un des salon. Dehors, le ciel était noir et l’orage grondait. Un grand feu crépitait dans un âtre si grand qu’on aurait pu s’y tenir debout tous les trois. Il nous fit retirer nos vêtements trempés et, une fois changés, nous nous sommes assis autour des flammes. Si l’accueil avait été plutôt glacial, l’homme s’avéra être un grand bavard et un compteur exceptionnel. Nous avons partagé nos provisions. Il nous a offert du vin probablement emprunté aux réserves de la maison et dont j’ai abusé. Nous nous sommes couchés après minuit. J’ai dormi comme une masse. Je me suis réveillé longtemps après le lever du soleil avec la nausée et un solide mal de tête. Le vagabond nous avait quitté pendant notre sommeil. De toute évidence, nos affaires avaient été déplacées. Il avait fouillé nos sacs, mais rien avait disparu. Fort d’une expérience que je n’ai pas toujours acquise de manière heureuse, je n’accordais qu’une confiance relative aux personnes rencontrées au hasard des chemins. J’avais heureusement gardé sur moi nos papiers et notre argent.

Une autre fois, une vieille dame nous a offert l’hospitalité de sa petite villa. Elle nous avait dépassé en voiture quelques minutes plus tôt sans s’arrêter. Nous l’avons rejointe un peu plus loin. La voiture était rangée sur la bas côté, en panne. J’ai proposé mon aide. Un méchant clou avait crevé le pneu avant droit. Je n’avais qu’à changer la roue. Ce n’était pas bien difficile, mais cela semblait déjà trop compliqué pour cette charmante dame. En nous remerciant, elle proposa de nous déposer un peu plus loin. Entasser bagages et passagers dans une si petite voiture tenait de l’exploit et cela aurait été impossible si le contenu et le contenant n’avaient pas été doués d’une certaine élasticité. Chemin faisant, comme la nuit tombait inexorablement, elle s’inquiéta de nos projets. Quand je lui ai répondu que nous avions l’intention de camper, elle s’alarma et nous accusa d’être inconscients. Alors que j’essayais de la rassurer, Isaline en ajoutait, évoquant les bruits inquiétants provenant parfois des bois, les ombres menaçantes et notre rencontre avec le vagabond de Auxerre. Au moment où la charmante dame proposa de nous héberger, Isaline me fit un clin d’oeil complice.

La seule fois où j’ai eu vraiment peur, ce fut un samedi soir, juste avant d’arriver à Grenoble. Nous nous avions trouvé refuge dans un petit village. Sur tous les murs, des affiches annonçaient un bal dans la salle des fêtes. Le prix de l’entrée n’allait pas grever notre budget pourtant déjà très serré. Nous avons décidé de nous y rendre pour se changer les idées. Le public était essentiellement constitué de jeunes parmi lesquels nous passions tout à fait inaperçus. Quelques-uns venaient du village, mais la plupart étaient des touristes de passage comme nous. L’ambiance était sympathique. Le disk-jockey, un gars du village, compensait son amateurisme par son humour et son esprit d’à-propos. Isaline et moi, nous nous étions séparés. Je m’arrêtais parfois de danser pour bavarder et faire des connaissances. J’avais remarqué qu’un adolescent plus âgé tourmentait Isaline. Chaque fois qu’elle le repoussait, il disparaissait quelques temps, mais revenait toujours à la charge. Tant qu’Isaline maîtrisait la situation, je ne voyais pas la nécessité d’intervenir au risque de jeter de l’huile sur le feu. Peu après minuit, je me suis soudain rendu compte qu’ils avaient disparu tous les deux. Inquiet, j’ai parcouru la salle dans tous les sens à la recherche d’Isaline. Espérant la trouver aux toilettes, je me suis dirigé vers l’arrière salle. Un appel étouffé m’est parvenu depuis la cours. Je suis sorti. Dans l’obscurité, c’est à peine si je les ai vus. Isaline avait beau de débattre, le garçon l’immobilisait contre le mur. D’une main, il lui serrait la bouche pour l’empêcher de crier. De l’autre, il essayait de lui ouvrir les cuisses. Mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis jeté sur le violeur. Je l’ai roué de coups, de toutes mes forces, n’épargnant pas les parties qui font mal. Il était plus grand et plus fort que moi. Il aurait pu m’assommer d’un seul coup de poing, mais je l’avais pris par surprise. C’est à peine s’il s’est défendu. Il est parti en boitant, les mains entre les jambes. Nous étions seuls. Isaline s’était recroquevillée au pied du mur et essayait de cacher ses larmes entre ses bras. Je me suis assis à côté d’elle pour la rassurer. Elle s’est blottie contre moi. Ses vêtements avaient été déchirés et son menton était couvert de sang. Lorsqu’elle fut plus calme, je suis allé chercher un peu d’eau pour lui laver le visage. Puis nous sommes partis sans repasser par la salle des fêtes. Isaline a gardé pendant plusieurs jours une petite cicatrice à la lèvre inférieure, mais nous n’avons plus jamais parlé de l’incident.

VIII. Côte d’Azur

Isaline avait mis un chemisier et une minijupe qu’elle avait gardée dans son sac pendant tout le voyage. Elle s’était maquillée à outrance et avait mis du gel dans ses cheveux. Sans doute, que cet accoutrement excite un certain genre de garçons. Personnellement, je la préférais au naturel.

Bien qu’il était seulement dix heures du matin, il faisait déjà chaud lorsque nous nous sommes présentés à l’entrée de la propriété. D’où nous étions, il était impossible de voir la villa, mais ça sentait déjà le luxe à outrance. Pas très éloignés, nous entendions des cris d’enfants jouant dans une piscine. Isaline sonna. Elle demanda après Tanguy et, par crainte d’une indiscrétion de la part du personnel, déclina son identité en verlan: Enilasi Namlit. Un long moment s’écoula avant qu’on entende des pas dans l’allée. Un jeune homme apparut. Le visage d’Isaline s’éclaira. C’était Tanguy. Tout en ce gars me déplaisait. Son attitude se voulait distinguée et maniérée, mais il n’était que pédant et vulgaire. Ses vêtements venaient de grandes maisons, mais étaient arrangés sans goût. Il portait ostensiblement des bijoux en or, témoins de sa richesse. Plusieurs chaînettes pendaient à son cou. Il avait à la main gauche une montre Cartier et une chevalière. En fait, la jalousie me rongeait à un tel point que je ne lui trouvais que des défauts. Il semblait réticent. Visiblement, il n’avait pas compris qu’il s’agissait d’Isaline et s’attendait à trouver quelqu’un d’autre. Isaline l’appela. Il se mordit le lèvre inférieure et regarda en direction de la villa. Sans doute en profita-t-il pour se composer un visage, car, lorsqu’il se tourna vers nous, il avait la mine réjouie.

- Isaline! Tu avais écrit que tu viendrais mais je ne t’attendais pas si tôt.

C’était la seule excuse qu’il avait trouvée pour justifier son hésitation. Ils s’embrassèrent à travers la grille. Je détournai les yeux.

- Qui est-ce? demanda Tanguy en me désignant du menton.

- Daniel, un ami. On a voyagé ensemble. Il m’a bien aidé. Je me suis dit que tu pourrais l’héberger quelques jours.

Tanguy me regarda d’un air méfiant. J’ai soutenu son regard tout en lui adressant un large sourire niais. Il ne fallut pas plus pour le convaincre que je n’étais pas dangereux.

- Qu’il reste. Ça fera une compagnie pour Philippe.

- Philippe est ici! Ne devait-il pas partir avec les scouts en Egypte?

- Il a fait le con. C’est maintenant moi qui doit me le farcir. Je vous ouvre.

Tanguy disparut un court instant derrière le mur d’enceinte. La grille électrique s’ouvrit en silence. Isaline est entrée la première. Je l’ai suivie peu rassuré. La porte se referma presque sur moi. J’avais soudain l’impression d’être emprisonné, comme si on nous avait pris au piège. Tanguy offrit son bras à Isaline et l’entraîna vers la demeure. Je les suivais comme un chien fidèle, portant nos sacs. Lorsque j’ai découvert le bâtiment, je fus scié. Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi grand. En comparaison, même la grande villa des Tilman faisait l’effet d’une cabane de jardinier. Ce n’était pas un château, mais ça en avait la taille. L’entrée était monumentale. Les terrasses s’enchevêtraient à droite et à gauche de l’édifice. J’apercevais des gens qui se reposaient au milieu de jardins suspendus. Un domestique vint à notre rencontre.

- Albert, voulez-vous prendre les affaires de mademoiselle et nous accompagner jusqu’à mes appartements. Isaline Tilman passera quelques jours avec nous.

Je vis Isaline se raidir. Etait-ce le fait que Tanguy ait donné son vrai nom au maître d’hôtel ou la perspective d’une trop grande intimité avec Tanguy? Je devinais la réprobation muette de l’homme.

- Bien Monsieur.

- Ensuite, vous logerez ce garçon. Vous trouverez bien une place pour lui dans l’annexe, n’est-ce pas?

- Oui, Monsieur.

L’homme vint vers moi. Son expression se détendit un peu lorsqu'il fut hors de vue du jeune homme. Il m’adressa même un petit sourire. Il tendit sa main droite vers les bagages.

- Si Monsieur veut bien me permettre.

Mourant. Il m’avait appelé Monsieur. Je lui donnai le sac d’Isaline en précisant:

- Je m’appelle Daniel.

- Comme Monsieur Daniel voudra, ajouta-t-il avec un clin d'oeil à mon attention.

Décidément, Albert m’était bien sympathique. Je les ai regardés disparaître dans la villa. En attendant le retour d’Albert, j’ai laissé mon sac au milieu de l’allée et je me suis promené dans le parc sans m’éloigner beaucoup. Un quart d’heure plus tard, il ressortit du bâtiment accompagné par une jeune servante en uniforme. J’étais un peu plus loin, accroupi devant un parterre de fleurs en train d’observer le travail d’une colonne de fourmis. Ne me voyant pas, il m’appela. Je laissai là l’objet de ma contemplation et je courus vers eux.

- Je ne t’avais pas oublié, mais j’ai pas mal de tâches domestiques à superviser. Nous avons pour l’instant une trentaine d’invités. Il faut contenter tout le monde: les plus jeunes ne mangent pas n’importe quoi et les adultes exigent des préparations raffinées. Je ne t’explique pas le travail en cuisine. Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi maintenant, mais je passerai tout à l’heure pour voir si ton installation se passe bien. J’ai demandé à Bernadette de te montrer ta chambre et de te faire visiter de la propriété.

Bernadette se tenait un peu à l’écart. Elle s'était déjà emparée de mon sac. C'était une fille pas très grande, encore jeune, d'environ 20 ans, avec des cheveux noirs dont elle avait fait un chignon qui dépassait sous sa coiffe. Elle m’a souhaité la bienvenue avec un merveilleux sourire très engageant et m’a invité à la suivre. J'ai insisté pour porter moi-même mes affaires.

- Laisse. J'ai l'habitude, fit-elle.

- Ce ne serait pas très galant de ma part, si je vous laissais porter quelque chose.

- La galanterie ne se pratique plus, sais-tu.

- Ce n'est rien. Cela me ferait très plaisir de vous soulager de ce poids.

- Attrape, puisque tu insistes, fit-elle en me lançant le sac. Tu peux me tutoyer. Quand tu me dis vous, j'ai l'impression d'être plus vieille.

Nous avons suivi une petite allée qui contournait la propriété par la gauche. Nous avons dépassé un autre accès dans l’enceinte que je devinais être l’entrée de service. On a contourné les cuisines et la blanchisserie. Puis nous avons abouti dans une cour tout en longueur bordée d’un côté par les chambres des domestiques et de l’autre par un talus qui descendait en pente douce vers la mer. En plein milieu de la cour, un pin parasol faisait un peu d’ombre sur deux bancs en pierre. L’endroit était frais et très agréable, même si, l’instant d’avant, je craignais le pire.

- La plupart des membres du personnel rentrent chez eux une fois que leur service est terminé. C’est pourquoi on loge parfois des invités dans le quartier des domestiques. Personnellement, je trouve que ce sont les chambres les plus agréables. Elles sont plus fraîches. On peut voir la mer. La plage est à vingt mètres seulement. Et on peut aller et venir à sa guise car chaque chambre a son propre accès vers l’extérieure.

Elle désigna la porte juste en face du pin.

- Je dors dans cette chambre-ci. Je vais t’installer juste à côté. Comme cela, si tu as besoin de quelque chose, tu n’auras qu’à me le demander.

- C’est gentil de ta part.

- Tout le plaisir sera pour moi. D’où viens-tu ainsi?

- Je viens de Bruxelles avec Isaline, une amie de Tanguy.

- Albert m'a dit qu'une jeune fille était arrivée. Je crois que c'est avec elle que monsieur Tanguy est sorti pendant les dernières vacances de Pâques.

- Je pensais qu’ils s’étaient rencontrés aux sports d’hivers et non pas à Cannes.

- Tu as raison. Je suis au service de la famille depuis un an et je les accompagne en vacances. J'étais avec eux dans leur chalet de Suisse lorsqu’ils se sont rencontrés. Mais raconte-moi plutôt comment vous êtes arrivés ici.

- On est monté à Paris en train, puis on s’est débrouillé pour venir jusqu’ici en stop.

- Mince. Quelle drôle d'idée! Avec les routes qui sont si dangereuses, je ne comprends pas que vos parents vous aient laissés faire. Il était si simple de vous mettre dans un train direct.

- Ce n'est pas si dangereux que ça. Des tas de jeunes ont fait comme nous, répondis-je soulagé d’apprendre que la nouvelle de la fugue d’Isaline n'était pas arrivée jusqu'ici.

- Si vous n'aviez pas d'argent, je comprendrais. Mais là, je trouve que c'est de l'inconscience. Enfin, cela vous aura fait une expérience. En tous cas, vous n’avez pas l’air trop fatigués par le voyage.

- On a eu beaucoup de chance avec le temps.

Tandis qu’elle me montrait la propriété, je lui ai raconté notre voyage tout en omettant les moments les plus délicats. Nous fîmes un tour dans le parc avant d’entrer dans la gigantesque villa. Elle me fit découvrir les différents salons et leurs décorations fabuleuses. On venait d’arriver dans la bibliothèque quand le sémaphone de Bernadette sonna. Elle regarda l'afficheur.

- Je crois que la visite va être écourtée. On a besoin de moi au premier.

- Tu ne dois pas me raccompagner. Je vais retrouver mon chemin.

- Je suis désolée. Tu trouveras des bandes dessinées dans l’étagère du fond. Ne touche pas aux livres anciens et n'ouvre pas les vitrines. Sinon tu peux emprunter tout ce que tu veux. Si tu sors par les portes-fenêtres, tu trouveras la piscine et les courts de tennis en te dirigeant vers la droite. A cette heure, tu devrais y rencontrer la plupart des jeunes invités.

- Et Philippe?

- Je ne savais pas que tu connaissais Philippe.

- Je ne le connais pas, mais j'ai entendu Isaline et Tanguy en parler.

- Ce serait une bonne chose qu'il ait un copain de son âge. En général, il reste seul. Tu auras peut-être de la chance de l'apercevoir sur la plage ou dans les rochers. Excuse-moi, mais je dois y aller.

- Merci pour la visite.

- De rien. On la continuera plus tard. A tout à l’heure.

J’ai choisi quelques bandes dessinées parmi les Tuniques Bleues et les Jérémiah. J’allai jusqu’à la piscine. Il y avait cinq gosses qui barbotaient dans l’eau sous l’oeil vigilant d’une puéricultrice engagée par la famille. Trois gonzesses faisaient la carpette au soleil. Pas de garçon ou de fille de mon âge. Tant pis! De toute façon, j’avais envie d’être seul, de me baigner et de prendre une giga douche avec de la vraie eau chaude. Il fallait aussi mettre un peu d’ordre dans mon sac et rendre ses affaires à Isaline. Il sera toujours temps de faire la connaissance de tout ce monde plus tard.

Arrivé à ma chambre, je mis mon maillot et je courus jusqu'à la mer. L'eau y était un peu fraîche, mais c’était bien agréable sous ce soleil de plomb. Je me jetais dans les vagues en ouvrant les bras comme si j'avais pu les retenir et les empêcher de déferler sur les rivage. J'étais heureux d'être arrivé, bien décidé à en profiter. Je m'éloignai du rivage d'une brasse vigoureuse. Chaque fois qu’une vague se formait, je prenais ma respiration et plongeais pour passer en dessous. A ce rythme, je me suis épuisé rapidement. Je fis la planche, m'imaginant naufragé après une attaque de pirates dans la mer de Chine, attendant d'improbables secours. Au raz de l'eau, en regardant vers le large, j'avais vraiment l'impression d'être seul au milieu de nulle part. Le corps émergeant à peine de la surface de l'eau, les rayons du soleil me réchauffaient un peu. Après m'être bien oxygéné, j’ai soufflé l'air de mes poumons comme le font les sous-marin qui chassent l'air de leurs ballasts. Soudain transformé en capitaine Nemo dans son Nautilus, je me suis enfoncé dans la mer les pieds en premier. Je traversais des couches d'eau, tantôt chaude, tantôt froides comme autant de strates qui me séparaient des abysses. La douleur dans mes oreilles m'obligeait souvent à équilibrer la pression de mes tympans. Je touchai enfin le fond qui ne devait pas être à plus de trois mètres. Raide comme une statue au garde-à-vous, je me couchai sur le sable. J'ouvris alors les yeux. Tout était trouble. Néanmoins, je pouvais deviner les miroitements du soleil à travers la surface. L'air commençait à me manquer. Je me mis à compter les secondes pour résister au désir grandissant de remonter. Lorsque je senti les premiers vertiges, je n'eus qu'à donner un coup de pied pour me propulser vers le haut. L'instant d'après, je crevais la surface de l'océan, libérant mes poumons dans un cri de victoire.

Je pris une douche chaude que je fis durer longtemps. Sans me sécher, je me couchai au soleil sur un essuie que j'avais étalé sur la pierre à l'entrée de ma chambre. Je me suis assoupi et fut réveillé vers midi par la cloche du dîner. Emergeant d'un rêve dont je n'ai gardé aucun souvenir mais qui devait être franchement érotique, j'entendis des rires au dessus de moi. En me retournant, j'ai aperçu trois têtes au dessus du rebord de la terrasse qui surplombait la cour. Je reconnus les filles que j'avais aperçues au bord de la piscine. Deux d'entre elles disparurent en éclatant de rire. La dernière, sans doute plus délurée, continuait à me regarder.

- Bonjour, répondis-je rapidement pour cacher ma gêne. Je m'appelle Daniel, je suis arrivé ce matin.

- Je suis Kate. Viens-tu manger avec nous?

- Je ne sais pas. Sans doute.

- Alors viens. Je vais te présenter.

Je me suis habillé rapidement avec ce que je trouvai de moins sale dans mon sac. Me guidant sur le bruit de la marmaille, j’ai retrouvé sans problème Kate et les autres. La table avait été dressée à l'extérieure pas très loin de la salle à manger sous une tonnelle de vigne. Kate m'embrassa sur la joue.

- Sois le bienvenu parmi nous. Tu n'aurais pas dû te changer, tu étais très bien comme tu étais.

Ses deux amies se mirent de nouveau à rire.

- Les deux dindes qui n'arrêtent pas de glousser, ce sont Marie et Anne. Il leur arrive parfois de parler, mais, pour le moment, c'est désespéré. Ça doit être ta présence qui les a troublées.

Je m'approchai pour les saluer. Elles étaient devenues rouges écarlates. Kate me prit par le coude et m'entraîna vers la table.

- Laisse-les. Je crois que leur cas est désespéré.

Elle me fit asseoir à sa droite entre elle et une petite fille qui s'appelait Sylvie.

- J'en ai marre de manger à côté de ces pisseux, dit-elle en désignant les petits enfants. J’espère qu’ils ne te dérangent pas trop.

- Non, j’ai l’habitude. L’endroit est très beau. Ce doit être agréable de passer ses vacances ici.

- Dis plutôt qu'on s'y emmerde! Il n'y a pas de garçons, pas de cinéma, pas de boîtes. Il y a bien cette grande bringue de Tanguy, mais il ne nous regarde même pas. Quant à Philippe, on ne le voit jamais.

A ce moment, j'ai aperçu sur le côté Isaline et Tanguy dans l'ombre de la maison. Ils s'embrassaient ostensiblement sur la bouche comme pour nous provoquer. Kate remarqua mon regard et se tourna dans la même direction. Aussitôt elle se mit à crier:

- Les amoureux!

Imitée par ses deux amies puis par toute la table, elle hua le couple. Sans se laisser démonter, Tanguy et Isaline se séparèrent. En se tenant la main, ils saluèrent l'assemblée avec un bel ensemble comme au cirque. J'étais jaloux d'eux, de leur complicité et du regard qu’Isaline n'arrêtait pas de jeter sur son compagnon. Ils vinrent à table d'un pas nonchalant, insensibles au cris des gosses. Isaline passa juste derrière moi et ne me prêta aucune attention. Kate m’observait. Elle avait remarqué l’expression de mon visage et devinait mes sentiments.

- Tu l'aimes, n'est-ce pas?

- Non, ce n'est qu'une petite péteuse pleine de fric.

Je fus surpris par la violence de ma réponse. Kate ne fut pas dupe. Elle me sourit compréhensive, un peu maternelle.

- Je commence à bien connaître les garçons.

Elle déposa sa main droite sur la mienne au dessus de la table. Je l’ai remerciée d'un regard pour sa compréhension. Je me raidis soudain. Sous la nappe, son autre main venait de frôler mon genou. Elle me caressa délicatement la jambe en remontant lentement. J'hésitais. J'aimais ce qu'elle me faisait, mais j'avais peur de la rapidité avec laquelle tout se passait. Un peu comme une vengeance vis-à-vis d'Isaline, je la laissai faire. Elle frôla le creux de mes cuisses provoquant un frisson très agréable. Tandis qu'elle glissait la main sous mon short en suivant le plis de l’aine, je me suis cambré sur la chaise. Elle souffla près de mon oreille.

- Je crois qu'on va bien s'entendre.

Pendant que Kate poursuivait mon exploration intime, la puéricultrice eut du mal à obtenir le calme parmi les petits. Satisfaite par ce qu’elle avait découvert, Kate retira sa main et huma l'odeur de ses doigts. Cela avait l’air de lui plaire.

- Tu es peut-être un peu jeune et inexpérimenté, mais, tu verras, je t'apprendrai, chuchota-t-elle.

C'était une nymphomane et elle me faisait un peu peur. Je la vis échanger un regard approbateur avec ses deux amies qui avaient suivi la scène avec attention. A ce moment, un garçon de mon âge traversa la terrasse, l'air ombrageux. Indifférent au domestique qui était en train de nous servir, il a rempli copieusement son assiette et s'assit à l'autre extrémité de la table parmi les petits. Il semblait avoir l'habitude des enfants. Il parlait avec eux et veillait à ce qu’ils mangent. La puéricultrice devait apprécier cet aide supplémentaire, car elle avait fini par s'asseoir et ne s'occupait plus que des deux enfants assis à ses côtés.

- C'est Philippe, expliqua Kate. Il n'apparaît que pendant les repas. Le reste du temps, il fait des trucs bizarres dans le parc. Il paraît que, pour le moment, il ne dort même plus dans sa chambre. Je crois qu'il doit lui manquer une case.

A ce moment, Philippe remarqua qu'on l'observait. Il nous jeta un regard noir. Il s'arrêta un moment sur moi, puis sur Isaline, étonné de découvrir des inconnus parmi les convives. Il interrogea la puéricultrice qui se tourna à son tour vers nous. Après une hésitation, elle leva les épaules en signe d'ignorance.
 
 

L’après-midi, les trois nymphes disparurent avec leurs parents pour une visite à l’extérieur. Je me retrouvais seul. J’ai remis mon maillot et j’ai rassemblé tout mon linge. Je trouvai Bernadette à la cuisine en train de récurer les casseroles. Elle me vit et vint vers moi.

- Que puis-je faire pour toi, Daniel?

- Je voudrais faire ma lessive. Je me suis dit que je pourrais utiliser une de vos machines.

- Laisse tes affaires à l’entrée, je m’en occuperai tout à l’heure.

- Je sais me débrouiller tout seul.

J’ai insisté et elle finit par m’accompagner dans la buanderie. Tout en faisant semblant de mettre un peu d’ordre, elle resta à proximité pour voir si je ne faisais pas de bêtise. Je n’eus aucune peine à comprendre l’utilisation de la machine. J’ai réglé la température et mis en marche le programme.

- Tu t’en sors bien.

- Chez moi, c’est moi qui fais la lessive. Forcément que je me débrouille.

- C’est une bonne idée qu’ont eu tes parents de t’impliquer dans le ménage. Les femmes aiment bien les hommes qui ont de la ressource.

- Merci.

- Tu n’es pas comme les autres. D’où sors-tu?

Je montrai le nord.

- De là-bas. On dit que ma mère m’a trouvé dans les choux.

Elle sourit de ma plaisanterie et me caressa les cheveux. Je lui ai pris la main et je l’ai serrée contre ma joue avant d’ajouter:

- Toi aussi, tu n’es pas comme les autres. Tu es beaucoup plus jeune qu’Albert et les autres domestiques. Tes parents n’ont pas pu te payer des études?

Elle m’observa avant de répondre.

- Je n’ai pas eu la chance de connaître mes parents.

- Je suis désolé...

- Tu ne pouvais pas savoir que j’étais orpheline. En fait, je travaille pendant les vacances pour payer mes études. En septembre, j’entre en troisième année de droit.

- C’est formidable. Il faut que tu me racontes comment tu fais!

- D’accord, mais pas maintenant, on m’attend pour ranger la cuisine.

Je la regardai s’éloigner d’un pas gracieux. J’aimais le balancement de ses hanches et la courbure de son dos. Elle avait disparu que je sentais encore son odeur parfumée. Je fermai les yeux pour imaginer à nouveau le contact de la paume de ses doigts sur mon visage. Je la trouvais très séduisante malgré qu’elle fût plus âgée que moi. Pris d’une soudaine envie de bouger, j’ai laissé la machine tourner et je me suis précipité dehors. J’ai traversé la cour comme une flèche, j’ai dévalé la pente jusqu’à la plage et je me suis jeté dans le sable où j’ai roulé plusieurs fois sur moi-même. Haletant, pris de vertige, je restai un instant sur le dos, les bras et les jambes en croix. Un peu plus tard, j’ai plongé à nouveau dans la mer bien que ce ne soit pas recommandé après un repas. Calmé, je me suis recouché à l’entrée de la chambre pour me sécher et lire les bandes dessinées. Le soleil tapait, mais cette chaleur torride me semblait bien douce par rapport à celle qui me brûlait le ventre. Au hasard des pages, il m’arrivait de repenser à Kate ou à Bernadette. Soudain, une main m’effleura le dos me faisant oublier les apparitions de la matinée.

- Tu ne devrais pas rester en plein soleil. Tu vas te faire du mal.

C’était Isaline. Elle ne m’avait pas encore tout à fait oublié. Mon coeur se mit à battre très fort.

- Qu’est-ce que tu lis?

- Des Bédés. Il y en a plein dans la bibliothèque.

Indifférente au regard fiévreux que je lui jetais, elle se pencha et parcourut le paquet d’albums que j’avais sélectionnés. Elle en prit un et alla s’asseoir à l’ombre du pin. Je la suivis et m’installai à côté d’elle. Du coup, ma lecture ne m’intéressait plus. Je fis un effort, mais les images ne parvenaient plus à capter mon attention. Pris d’une soudaine lassitude, je me couchai sur le banc et déposai ma tête sur son giron, la joue contre sa cuisse. Pendant une seconde, je restai paralysé par mon audace. Je craignais qu’elle ne me repousse. Mais, contrairement à toute attente, je sentis sa main me caresser les cheveux et ses doigts me frôler la nuque. Libéré de toute angoisse, je fermai les yeux, me laissant emporter par un tourbillon de bonheur si intense que le banc, comme entraîné dans une furieuse sarabande, semblait danser sous mon corps.

Quand je me suis réveillé, les ombres s’étaient allongées. Je sentais sur mon corps les rayons du soleil qui nous avait rejoints sous le pin parasol.

- J’ai dormi longtemps?

- Près de deux heures. Tu as gémi dans ton sommeil.

- Je suis content d’être là.

- Moi aussi, je suis contente d’être arrivée.

Nous n’évoquions pas la même chose. Je parlais de la sentir contre mon épaule, si près de moi. Elle ne considérait que notre arrivée ici.

- Comment ça va avec Tanguy?, lui demandai-je du bout des lèvres sentant malgré moi que la magie du moment nous avait abandonnés au profit d’un jalousie destructrice.

- Il devait partir cette après-midi avec ses cousines. Il m’a laissé seule, mais ce n’est pas grave. Il est si formidable et tellement amoureux de moi. J’aime ses caresses et tout ce qu’il me fait. C’est comme si nous n’avions jamais été séparés. Il a même pensé à me faire un cadeau. Regarde cette bague. Il l’a achetée pour moi.

Je fermai les yeux pour ne pas voir la petite pierre étincelante.

- Tu pleures?

Je n’avais pas pu retenir cette larme qui était tombée sur sa cuisse. Honteux, je m’échappai et m’enfuis en direction du parc.

- Daniel, qu’est-ce qui se passe?

Je courus comme un fou entre les arbres. Les branches basses me fouettaient le visage et le corps. Je m’écorchais la plante des pieds sur les pommes de pin et sur les aiguilles. Mais qu’importait la douleur de mon corps, je souffrais bien plus au dedans. A bout de souffle, je me jetai contre le tronc d’un gros pin. De rage, j’ai frappé de toutes mes forces avec les pieds et les poings. La douleur eut bientôt raison de ma colère. Me laissant tomber à genoux au pied de l’arbre le front contre l’écorce, je me suis abandonné à mon chagrin et j’ai pleuré toutes les larmes que j’avais retenues jusque-là.

Lorsque je fus calmé, je restai là prostré, la tête vide, regardant les dernières gouttes salées couler sur mes mains ensanglantées. Peu à peu, je pris conscience d’une présence. Je me retournai lentement et vis une espèce d’indien accroupi à quelques mètres de moi. Je reconnu Philippe malgré les peintures qu’il avait étalées sur son visage. Il était nu à l’exception d’un pagne qui lui ceignait les reins. Sur le sol, il y avait deux flèches et un bel arc comme on en voit dans les compétitions. Il ne me regardait pas et faisait semblant de s’intéresser à autre chose en traçant sur le sol des motifs compliqués avec un petite branche. Nos regards se sont croisés. Quoique nous ignorions tout l’un de l’autre, nous sentions que nous étions frère. On s’est souri.

- Comment t’appelles-tu?

- Daniel.

- Tu t’es arrêté à temps. J’ai failli intervenir parce que tu allais abîmer mon arbre, commenta-t-il avec ironie.

Je levai la tête vers le tronc que j’avais martyrisé.

- Il s’en remettra.

- Lui, ça va. Mais j’en connais un autre qui a besoin de soins.

Il se leva et me fit signe de le suivre. Je pris le temps de m’essuyer le visage sur mes avant bras avant de lui emboîter le pas. Il n’a rien dit pendant tout le trajet. En traversant la cour, je cherchai Isaline des yeux. La seule trace d’elle était les livres abandonnés aux pieds du banc. Arrivé aux cuisines, Philippe demanda après Bernadette. Le cuisinier nous envoya dans la buanderie où elle terminait de replier mon linge. En me voyant, elle me fit gentiment la remarque que, malgré mes promesses, je lui avais abandonné ma lessive. Tandis qu’elle parlait, Philippe prit mon poignet et le souleva pour qu’elle voie l’état de ma main. Bernadette en eut le souffle coupé. Je soupçonnais Philippe d’avoir prémédité son effet.

- Qu’est-ce que vous avez fait?

- Un jeu stupide. On regrette. On ne recommencera plus, énonça Philippe sur un ton désabusé pour couper court à toute explication.

Bernadette eut un petit sourire indulgent. Elle ajouta non sans ironie:

- C’est très dangereux de laisser des garçons jouer ensemble. Et avec l’âge, ça ne s’arrange pas. Regardez les guerres. Il faudrait tous vous ligoter.

Philippe haussa les épaules avant de nous tourner le dos et de nous quitter sans un mot. Elle me lava les mains et les pieds. Les blessures n’étaient heureusement pas profondes. Elle désinfecta consciencieusement chaque millimètre de peau. Ça piquait, mais j’aimais bien qu’elle s’occupe de moi.

- Si tu devais avoir mal dans les heures qui viennent, il faudra aller voir le médecin. Tu t’es peut-être cassé quelque chose.

Je fis aller mes doigts endoloris.

- Je ne crois pas, mais je suivrai ton conseil.

- Si tu as le moindre doute, tu sais où me trouver.

Je pris la pile de vêtements. J’allais sortir lorsqu’elle me rappela. Je l’ai regardée intrigué:

- Tu ne dois pas te mettre dans un état pareil. Ça n’arrange rien.

Comment avait-elle deviné?
 
 

Je rangeais la chambre lorsqu’Albert frappa sur le cadre de la porte restée ouverte.

- Comme promis, je venais voir si tout se passait bien.

- L’endroit est génial. Je crois que je vais me plaire ici.

- Combien de temps avez-vous l’intention de restez ici, toi et Mademoiselle Tilman?

- Isaline, je ne sais pas. Moi, j’aimerais rester deux ou trois jours si je n’abuse pas de l’hospitalité de Tanguy.

- Je pense qu’il n’y a pas de problèmes. De toute façon, Philippe serait désolé de vous voir partir tout de suite. As-tu prévenu tes parents que vous étiez bien arrivés?

- Oui, mentis-je.

- C’est bien. Je voulais te dire que, ce soir, tu manges à la table des De Matagne. Sauf quand il y a une cérémonie officielle, on a l’habitude de faire dîner les jeunes à la grande table. Monsieur et madame De Matagne considèrent que cela crée une ambiance plus familiale. Philippe m’a demandé à ce que je vous place l’un à côté de l’autre. J’ai l’habitude de le mettre en bout de table, comme cela il peut aller et venir à sa guise.

- Ça me convient à moi aussi.

- As-tu de quoi t’habiller?

Je lui montrai mon pantalon et ma chemise. Il sembla satisfait, mais me demanda tout de même de les faire repasser, tâche dont je me suis acquitté volontiers.

Le dîner eut lieu dans la grande salle à manger. J’étais gêné par ma tenue. Je n’étais pas aussi distingué que les autres convives. Tanguy et Isaline arrivèrent plus tard et s’installèrent un peu plus loin. Ils furent aussitôt entourés par Kate et ses deux ombres. Des quelques bribes de conversation qui me parvenaient, je compris qu’il était question d’une sortie quelque part le soir même. Kate voulait accompagner Tanguy, mais le jeune homme ne le voyait pas de la même façon. Plusieurs fois, j’ai surpris le regard interrogateur d’Isaline dans ma direction. J’aurais voulu lui parler, mais elle était trop loin de moi. Une fois que les adultes furent installés à table, les domestiques arrivèrent avec les plats. A part dans les films, je n’avais encore jamais vu quelques chose de pareil. Philippe s’amusa de mon ignorance. Il me montra comment décortiquer le homard qu’on avait déposé devant moi. J’y ai goûté avec prudence et ça m’a plu. Philippe me conseilla de modérer mon appétit. Je n’ai pas compris pourquoi et j’ai terminé mon assiette. Il y eut encore un plat de poisson auquel je fis honneur de la même façon. Quand on présenta le sorbet, je crus que c’était déjà le dessert. Philippe rit franchement de ma surprise lorsqu’Albert présenta le plat de viande. Je n’avais plus faim, mais c’était tellement bon que, malgré les protestations de mon estomac, je mangeai tout avec plaisir. Je dus refuser le fromage et le dessert.

- Je t’avais prévenu, m’expliqua Philippe tout en se goinfrant de mes petits choux à la crème. Si tu veux arriver au bout des repas, tu ne dois jamais vider ton assiette.

Il désigna un obèse qui suait à grosses gouttes de l’autre côté de la table.

- Une autre solution est de devenir comme cousin André. Il n’a que 21 ans. On lui en donnerait le double. J’ai entendu mes parents dire qu’il avait déjà des problèmes de coeur et qu’on ne lui donnait plus très longtemps à vivre.

Une dame fit un signe vers nous. Philippe se leva en s’excusant. Il fit le tour de la table. La dame et lui échangèrent quelques mots. Leurs regards dans ma direction me firent comprendre qu’ils parlaient de moi.

- Ma mère voudrait faire ta connaissance, m’expliqua Philippe à son retour.

Il est normal qu’une mère bien intentionnée veille aux fréquentations de son fils. Je me suis inventé un père ingénieur et une mère avocate. La seule chose pour laquelle je me sentais fier et sur laquelle je ne me sentis pas obligé de mentir, c'était mon collège dont la réputation avait même franchi les frontières. J'eus une pensée reconnaissante pour mon oncle. Elle me souhaita un bon séjour et invita mes parents à lui rendre visite le jour où ils viendraient me chercher. Honteux de mes mensonges, mais soulagé de m'en sortir si bien, je les ai remerciés et j’ai rejoint Philippe. Il m'attendait sur le seuil d'une des portes qui donnait sur le jardin. Je le voyais fulminer contre sa mère.

- Qu'est-ce qu'elle a toujours à se mêler de mes affaires? Je suis capable de choisir mes amis tout seul.

- Ta mère ne se rend peut-être pas compte que tu grandis, mais elle t'aime et c'est important.

- Qu'elle s'occupe plutôt des fréquentations de mon frère avant qu'il n'attrape le sida.

- Tu ne parle tout de même pas d'Isaline, fis-je soudain sur la défensive.

- Elle, je ne sais pas. Mais les autres, je ne sais pas où il va les chercher. J'ai envie de faire une promenade de nuit. Viens-tu avec moi?

Je ne répondis pas. Inquiet, je cherchais Isaline des yeux. Tanguy était en conversation animée avec Kate. Isaline semblait s'ennuyer. Elle me fit un petit signe et s'est levée pour venir vers nous, souriante.

- Bonjour, Philippe, fit-elle quand elle fut à notre hauteur. Vous avez fait connaissance à ce que je vois.

Mon compagnon grogna quelque chose d'incompréhensible et alla bouder sur un des murets du jardin.

- Toujours aussi sale caractère. Mais c'est un bon gars. Tu gagneras à le connaître, m'expliqua Isaline.

Incapable de dire un mot, j'ai acquiescé d'un hochement de tête.

- Qu'as-tu fait à tes mains? Quelle mouche t'a piqué tout à l'heure?

- Je...

Je voulais lui dire que je l'aimais et que la jalousie m'étouffait, mais les mots ne franchissaient pas ma gorge. A ce moment, quelqu'un m'agrippa par le bras et m'entraîna vers le jardin. J’ai cru un instant que c'était Philippe.

- Pour qui se prend cette grue? Elle se tape déjà Tanguy. Elle ne veut tout de même pas se réserver tout les mâles de la maison.

C’était Kate. Philippe essaya de l'arrêter. Elle le repoussa violemment dans un parterre de cactus. Il tomba sur le derrière. J'entendis son déchirant cri de douleur. Les aiguilles avaient certainement blessé jusqu’à ses fondements l'amour-propre du petit indien que j'avais rencontré cet après-midi. Pendant ce temps, Kate et moi descendions vers la plage.

- Où m'emmènes-tu?

- Je vais prendre un bain de nuit et tu viens avec moi.

- Mais je n'en ai pas envie!

Elle s'arrêta et me tira contre elle pour m'embrasser sur la bouche. Lorsque elle fut certaine de mon désir, elle me relâcha.

- Je connais les garçons et je sais comment ils fonctionnent. Suis-moi et je te laisserai peut-être connaître mon intimité.

Elle dévala le petit chemin. Je restai un instant sans réaction. J'avais peur. J'aurais préféré que ce soit Isaline qui m'initie. Finalement, je laissai libre cours à mon instinct et me lançai à sa poursuite. Je trouvai ses vêtements abandonnés sur le sable. La nuit était presque noire. Les lumières de la villa ne nous atteignaient plus. Je me suis déshabillé entièrement et suivis ses pas dans l'eau un peu gêné par ma nudité. L'eau était encore chaude de la journée. Elle m'appela. Je me suis guidé sur sa voix. Se laissant flotter au gré des petites vagues qui venaient mourir sur le rivage, elle faisait la planche. Elle me demanda de la remorquer vers le large. Je la pris par le menton pour maintenir sa tête au dessus de l'eau et je l’ai entraînée à reculons. Nos corps se frôlaient et se touchaient parfois. C'était comme des caresses qui ravivaient mon désir. Soudain, elle roula sur elle-même et m'enfonça la tête sous l'eau. Elle passa au dessus de moi assez brutalement. Je pris un méchant coup de genou dans le menton. Lorsque je refis surface, Marie et Nathalie nous avaient rejoints. Les trois nymphes riaient ensemble. Comme je m'approchais, elle se jetèrent sur moi pour me chatouiller et me faire couler. Mon supplice ne dura pas très longtemps, mais elles le répétèrent de nombreuses fois pendant que nous étions dans l'eau. Je bus la tasse à plusieurs reprises. Quand je faisais mine de les quitter, elles me retenaient en usant de leurs charmes. Elles inventaient toutes sortes de jeux qui nous obligeaient à se toucher et qui leur permettaient de mesurer l'emprise qu'elles avaient sur moi. Je me souviens d'une pyramide à quatre dont je suis très fier puisque je les ai portées tout seul. J'eus cependant très peur lorsque, au cours d'une épreuve où il fallait nager entre leurs jambes en apnée, Kate me coinça la tête entre ses cuisses et que les autres se mirent à me chatouiller sur tout le corps.

Nous devions être dans l'eau depuis plus d'une heure lorsque Kate m'interrogea:

- Combien de temps es-tu capable de rester sans respirer.

- Une minute. Une minute trente. Cela dépend.

- On veut voir.

Elles me défièrent. Je pris ma respiration et me laissai couler. J'ai compté jusqu'à cent. Quand j'ai fait surface, elles avaient disparu. J'ai entendu leur rire provenant de la plage. C'était encore une de leurs manigances. Elles commençaient à m'énerver. Pour passer ma rage, je m'éloignai vers le large en y mettant toute mes forces. Lorsque j'attrapai un point de côté, je fis demi-tour. J'abordai la plage un peu plus loin. J'avais l'intention de les éviter et de remonter directement dans ma chambre. Lorsqu'elle me vit, Kate courut vers moi. Je ne me voyais pas fuir devant elle. Je continuai à marcher comme si je ne l'avais pas vue et la laissai me rattraper.

- Daniel. On veut s'excuser. On a été méchantes.

Je ne répondis rien. Elle essayait de nouveau de m'embobiner.

- Marie et Nathalie ont apporté des cigarettes et de quoi boire. On aimerait que tu restes encore un peu avec nous.

Je finis par céder. C'est vrai que la compagnie de ces trois jolies filles presque nues me séduisait beaucoup. Main dans la main, comme deux amoureux en promenade, on a rejoint les autres. On s'est assis en cercle. Marie et Nathalie fumaient déjà. Kate sortit une bouteille d’un sac et but au goulot avant de me la tendre.

- Qu'est ce que c'est?

- Bois. Tu verras, c'est bon.

J’ai porté la bouteille à mes lèvres et j’ai avalé une gorgée. C'était comme si on déversait du plomb en fusion dans ma gorge. J'ai toussé et recraché le poison. Je prêtai alors seulement attention à l'odeur: de la vodka. Marie se mit à me houspiller, aussitôt imitée par Nathalie.

- Regardez la petite nature. Il n’a probablement jamais bu quelque chose plus fort que du lait!

- Une gorgée et ça s'étrangle. Que c'est délicat un garçon.

- Vous êtes vraiment injuste envers lui, intervint Kate. C'est la première fois qu'il boit de l'alcool. Il me semble qu'aucune de vous deux n'a été plus glorieuse lorsque je vous ai appris à boire.

Puis s'adressant à moi.

- Recommence, mais vas-y très doucement. Tu dois prendre un tout petit peu à la fois. Garde-les un peu en bouche avant de les avaler. Tu verras. Cela atténue l’effet brûlant.

Je n'avais pas vraiment envie de boire. Mais les vapeurs d'alcool aidant et pour ne pas paraître lâche, j'ai répété l'expérience comme elle me l'avait expliqué. J'ai avalé à toutes petites gorgées prudentes. Je rendis la bouteille à Kate.

- Non, me dit-elle, passe-la à Marie, on va la faire tourner.

Pendant qu'on discutait, la bouteille passait de main en main. Elles semblaient boire sans que ça leur fasse de l'effet. Quant à moi, à chaque gorgée, je sentais l’alcool m’enflammer les joues et mes idées devenir de plus en plus confuses. Déjà, je ne pouvais plus parler sans zézayer. Tout ce que je racontais semblait les amuser follement. De temps en temps, elles inventaient des épreuves dont je me suis acquitté tant bien que mal. Par exemple, elle m’obligèrent à me coucher sur le sable pour voir combien de temps je tiendrais si elles se mettaient debout sur mon ventre. Ou bien, je les portais à cheval ou sur mes épaules. De temps en temps, elle me demandaient de me lever et de courir jusqu'à la mer. Quand je revenais, elles riaient jusqu'aux larmes. Vers la fin, malgré l’alcool qui m’obscurcissait l’esprit, je me suis rendu compte que la bouteille ne circulait plus entre nous. Kate se contentait de me la tendre à intervalle régulier et de la récupérer lorsque j'avais avalé ma dose. Elles avaient fait semblant de boire dans le seul but de m'enivrer. J’ai refusé de boire une goutte de plus, mais le mal était fait.

Lorsqu'elles en ont eu assez, elles m'ont abandonné sur la plage. J'étais mal et j’avais très froid. Au bord du comma éthylique, j'étais incapable de bouger. Le monde tanguait autour de moi oscillant autour d'un axe qui semblait attaché à mon dos. Soudain, quelqu'un me prit sous les bras et m'entraîna vers la mer. Je reconnus l'indien de l'après-midi.

- Zalut, Grand Zachem. Fais zattention. Les zoldats zont pas loin.

- Ferme-là. Tu pues du bec.

Il me fit asseoir dans l'eau le buste penché vers l’avant. Il me mit deux doigts dans la gorge. Comme si mon estomac n'attendait que ce signal, je vomis toutes mes entrailles. Vodka, volaille, sorbet, poisson et homard se pressaient pour sortir les premiers. Un liquide immonde et nauséabond se répandait autour de nous. Lorsqu'il n'y eut plus que de la bile à vouloir sortir de mon ventre, Philippe m'entraîna un peu plus loin là où l'eau était plus profonde. Il me frotta vigoureusement. Peu à peu, mon esprit refit surface.

- Je crois que tu peux t'arrêter, dis-je d'une voix pâteuse.

- Tu reviens de loin.

Me soutenant par le bras, il m'aida à escalader le chemin jusqu'à la chambre. Nous avons pris une douche chaude ensemble car j'avais encore du mal à tenir debout seul.

- Puis-je dormir avec toi?, me demanda Philippe tandis qu'il me séchait.

J’ai grogné une réponse inaudible qui voulait sans doute dire oui. De toute façon, la chambre disposait d'un grand lit dans lequel on pouvait dormir à deux ou même à trois sans se toucher.
 
 

Au petit matin, je me suis réveillé avec un formidable mal de tête. Philippe dormait contre moi, un bras sur ma poitrine. Je profitais de la chaleur de son corps et lui de la mienne. En levant la tête, je pouvais voir les taches de Mercurochrome sur ses fesses comme autant de cicatrices rappelant sa chute dans les cactus. Sans moi, rien ne lui serait arrivé. Je lui étais reconnaissant de ce qu'il avait fait pour moi. Délicatement, j'ai soulevé son bras et je me suis glissé hors du lit. Pour qu'il ne prenne pas froid, j’ai tiré la couverture sur son dos. Dans l'espoir de faire disparaître mon mal de tête, je suis sorti pour faire le tour de la maison. Sur le parking, près de l'entrée, j'ai remarqué la voiture de Tanguy. Je me suis approché et j'ai mis la main sur le pot d'échappement. Il était chaud. Tanguy et Isaline n'étaient pas rentrés depuis longtemps. J'ai continué. Il y avait déjà de l'activité dans la cuisine. Je suis entré et j'ai demandé du café. J'ai un peu discuté avec l'aide cuisinier et, vers sept heures, je l'ai aidé à décharger la camionnette du boulanger. Il m'a préparé un plateau que j'ai amené dans la chambre. Entre-temps, Philippe s’était réveillé. Il paressait dans le lit.

- Formidable. Quel service! Mon père devrait t’engager.

- Ne t’excite pas. Si j’ai apporté ton déj, c’est que le mien était avec. As-tu bien dormi?

- Impec. Tu as un peu ronflé. C’était gag. Comment te sens-tu?

Je ne lui ai pas parlé de mon mal de tête. Il est venu s’asseoir à la petite table. Tout en mangeant, nous avons fait des projets pour la matinée. Là-dessus, comme nous n’étions pas d’accord, la discussion a dégénéré en bataille d’oreiller.

- Du calme la dedans, fit une voix.

J’étais assis sur Philippe. Il était désarmé et s’apprêtait à recevoir le coup de grâce.

- Salut Bernadette. J’achève mon ennemi et je viens te faire la bise.

- Pas question. Moi d’abord.

D’une ruade, Philippe me déséquilibra et se libéra. J’ai essayé de le retenir, mais j’ai trébuché dans un fauteuil qui roula avec moi dans leur pieds.

- Tu ne t’es pas fait mal?, s’inquiéta Bernadette.

- Oh, je fais cela tous les matins en guise de gymnastique.

J’eus soudain une idée. Le cheville de Bernadette était à quelques centimètres de mon visage. J’y déposai un baiser humide.

- Hé, qu’est-ce qui te prend?, s’exclama Bernadette.

- Je t’ai embrassée le premier! J’ai été plus rapide que Philippe.

- Vous êtes tous les deux très cons.

- Cons peut-être, mais on t’aime bien, fit Philippe en l’embrassant sur la joue.

- Vous êtes gentils. Je dois vous laisser car on a beaucoup de travail aujourd’hui pour préparer la fête.

- Les parents organisent une fête?

- Où es-tu, Philippe? Aurais-tu oublié que nous sommes le quatorze juillet???

- Quoi? Déjà!

- Alors, vous seriez gentils si vous pouviez éviter de vous éventrer, de vous égorger, de vous noyer ou de faire une autre connerie de ce genre. Si vous n'êtes pas sages, je vous promets que je vous attache à une laisse comme des chiots et que j’enverrai chaque jour quelqu’un pour vous promener.

- Oh, le pied!

Et à nous deux de se mettre à aboyer en choeur. Elle s’en alla égayée par notre bonne humeur. Quand elle eut disparu, Philippe me tendit la main pour m'aider à me relever.

- Tu aurais pu te faire mal.

- Je me suis fait mal.

L’instant d’après, nous traversions la cour à toute vitesse pour monter dans le bois. Philippe avait de bonnes jambes. J’arrivais tout juste à ne pas me laisser distancer. Nous frôlions les arbres, baissant la tête juste à temps pour éviter d’être assommé par une branche basse. Arrivés au sommet d’un petit vallon, nous nous sommes laissés rouler sur la pente raide et sablonneuse. Nous avons remonté le fond jusqu’à un mur rocheux que nous avons escaladé. Arrivé le premier, Philippe me tendit la main pour m’aider à franchir le dernier mètre. Je ne regrettais pas la course. Nous étions sur un petit plateau horizontal qui s’allongeait vers la mer. On avait une vue de presque 180 degré sur l’horizon. Au loin, on pouvait suivre les bateaux. Derrière nous, il y avait quelques rochers, puis à nouveau le bois. Philippe disparut dans une tente. Il avait aménagé un véritable campement indien. Il y avait même des peaux qui séchaient. Philippe apparut un instant coiffé de plumes. Il jeta à mes pieds un pagne semblable au sien.

- Déshabille-toi et mets cela.

Je m’étais changé lorsqu’il sortit à nouveau de la tente. Cette fois, il avait peint son visage. Il s’approcha de moi avec un récipient en bois.

- Ferme les yeux et ne bouge pas.

Quand je pus ouvrir les yeux, il me regardait d’une moue satisfaite se penchant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il disparut à nouveau dans la tente et resurgit avec deux arcs et une dizaine de flèche. Il jeta une partie de son armement à mes pieds. J’allais me baisser pour le ramasser lorsqu’il m’arrêta de l’extrémité de son arc.

- Avant de recevoir tes armes, il reste une chose à mettre au point. Il faut te choisir un totem. Les noms que nous ont donnés nos parents n’ont pas cours dans ma forêt. Moi c’est Caracal-le-Révolté. Comme lui, je suis souple et rapide, ma vue perçante ne me trompe jamais et je frappe comme l’éclair, fit-il en brandissant son arc.

Il me regarda en attendant que je choisisse un nom. Il me prenait au dépourvu. Comme je ne disais rien, il me fit une proposition:

- Comme tu as pas mal de succès auprès de ces dames, j’avais pensé t’appeler Banteng-Boute-En-Train. Le banteng est utilisé en Asie pour engrosser les vaches.

Je fis la moue.

- Tu es dur. Je préférerais comme toi un nom de félin: Panthère, Jaguar, Léopard ou Guépard...

Je m’interrompis un instant pour réfléchir.

- Tiens! Celui-ci je l’aime bien: Puma.

- Que penses-tu de Puma-Boute-En-Train.

- Pourquoi Boute-En-Train?

- Pour la même raison que j’avais d’abord pensé à Banteng. Le boute-en-train est d’abord quelqu’un qui met de l’ambiance, mais aussi l’animal qui sert à trouver et à préparer les femelles en chaleur.

- S’il te plaît, n’en rajoute pas. Comme j’aime voyager, mon nom sera Puma-Le-Errant.

- OK. Tu peux avoir tes armes.

On installa un stand de tir dans le bois derrière la tente. J’avais déjà tiré à l’arc, mais j’étais bien loin d’avoir la dextérité de Caracal-le-Révolté. Il me fit d’abord une démonstration en plaçant ses cinq flèches au centre de la cible à plus de vingt mètres. Ensuite, il me montra la position et me donna un tas de conseils. Je n’étais pas un très bon élève, mais il n’avait pas l’air de m’en vouloir. Pendant plus d’une heure, il me corrigea, répétant inlassablement et calmement ses remarques. Je m’étais tout de même un peu amélioré. Presque trois flèches sur cinq touchaient la cible. Tout à coup, on entendit un bruit d’avertisseur.

- As-tu envie de faire du ski nautique?

- Je n’en ai jamais fait.

- Tu verras, c’est facile. Prends ton arc.

On dévala la pente jusqu’à la tente où Philippe se débarrassa de sa coiffe et rangea les arcs.

- Viens, dépêche-toi, ordonna-t-il en me bousculant.

Sautant de rochers en rochers, nous sommes descendus vers la mer. Arrivés, à l’extrémité d’un promontoire, Philippe agita les bras en direction d’un petit hors-bord. Le bateau lui répondit d’un coup de sirène.

- As-tu déjà plongé d’une girafe?

- Des tas de fois.

Je n’étais pas rassuré pour autant. Le niveau de la mer était à plus de dix de mètres en dessous de nous.

- Alors suis moi.

Philippe prit son élan et sauta dans le vide. Il cria et tomba dans l’eau. Il y eut un moment de silence, puis sa voix monta vers moi.

- Daniel, c’est ton tour.

J’avais peur de m’écraser sur des rochers. Mais s’il l’avait fait, je pouvais le faire à mon tour. J’ai resserré les attaches de mon pagne et je me suis élancé dans le vide. Je fis un bon plongeon. J’entrai dans l’eau, bien droit, la tête la première. Quand j’ai émergé, Philippe m’applaudissait.

- Bravo. Très beau style. Mais ne perdons pas de temps. Il faut rejoindre Patricia et Alexandre.

Je distinguais effectivement deux silhouettes debout dans l’embarcation qui nous attendait à quelques mètres. Ils aidèrent d’abord Philippe à se hisser à bord.

- Notre petit dauphin n’est plus tout seul, s’exclama Patricia.

- C’est Daniel. Un copain. Il est arrivé hier.

- Et il est aussi dingue que toi, le copain, plaisanta Alexandre.

Il ne m’avait pas reconnu, mais je le connaissais. Il me tendit la main et me souleva hors de l’eau sans effort. Il était vachement costaud, fort comme un taureau, avec des bras comme des cuisses. Il m’avait déjà fait tâter ses muscles. Ils étaient durs comme de l’acier. Malgré son corps tout droit sorti d’une salle de body building, son visage ouvert et souriant suscitait la sympathie. Sa compagne par contre, je ne la connaissais pas. Elle était belle. Je ne me lassais pas d’admirer son regard, son cou si frêle, ses seins droits comme des obus, le creux de son dos cambré, ses jolies fesses bien rondes et ses cuisses galbées.

- Philippe. Surveille ton copain. Je ne veux pas qu’il touche à ma femme.

- Pardon, monsieur, dis-je en rougissant.

Il éclata de rire.

- Ne m’appelle pas monsieur. J’aime que tu apprécies Patricia comme elle le mérite, mais tiens toi bien sinon je te balance par dessus bord.

Les choses mises au point, Philippe me fit une première démonstration de ski nautique, puis ce fut le tour de ma première leçon. J’eus beaucoup de chance car, au troisième essai, je suis sorti de l’eau. Je me sentais maladroit sur mes deux bouts de bois. Du bateau, Philippe me faisait signe de me redresser. Ce que je fis pour mon malheur. Une petite vague me fit perdre l’équilibre et je tombai dans l’eau. Le bateau fit demi-tour pour revenir vers moi à petite vitesse.

- Est-ce que tu t’es fait mal?, me demanda Philippe en criant.

- Non. J’ai juste perdu un ski.

- Je vais t’aider à le remettre.

Il sauta dans l’eau en m’éclaboussant. Il plongea sous l’eau pour ajuster le ski. Lorsqu’il refit surface, il demanda à Patricia de lui jeter la deuxième corde et une autre paire de skis. On a démarré ensemble. Bien plus à l’aise que moi, il s’amusait à m’asperger ou à passer sous ma corde. De temps en temps, il restait quelques secondes à ma hauteur pour me donner un conseil avant de repartir et accomplir quelques singeries. Le temps passait. Pourtant nous n’avions pas notre compte lorsque Alexandre laissa son bateau ralentir. Perdant notre vitesse, nous nous sommes peu à peu enfoncés dans l’eau.

- Ah non, pas déjà!, protesta Philippe. Je commençais juste à m’amuser.

- Chacun son tour, répondit Alexandre qui avait tout entendu.

Avec l’aide de Patricia, il ramena les cordes dans le bateau tandis que, Philippe et moi, nous revenions à la nage en poussant nos skis devant nous. Nous n’étions pas encore à bord que Alexandre se jeta à l’eau.

- Philippe, à toi les commandes, ordonna Alexandre.

- Chouette, répondit Philippe en se hissant dans le bateau.

Patricia m’aida à monter à bord. Comme je m’étonnais de le voir avec un seul ski, elle m’expliqua que c’était ainsi qu’on pratiquait l’incurvé. Nous avons rangé le matériel dans la petite soute tandis que Philippe amenait le bateau en position, bien en face du skieur. Alexandre donna le signal du départ. Je m’accrochai. Philippe mit les gaz. Le moteur monta dans les tours, mais le bateau tardait à prendre de la vitesse.

- Viens vers l’avant, me cria Patricia.

Je me suis exécuté. Alexandre avait presque totalement disparu sous l’eau, ne laissant derrière nous qu’une traînée blanche. Il tenait bon malgré l’effort et l’absence d’air. Au milieu d’une éruption aquatique, il émergea enfin. Libéré, le bateau se souleva et se mit à glisser hors de l’eau. J’entendis Patricia donner des instructions pour la vitesse. Surveillant le compte tours, Philippe diminua les gaz. Tout en force et en souplesse, Alexandre se mit à slalomer de part et d’autre du sillage. Son ski soulevait un véritable mur d’eau lorsque, arrivant en dehors du sillage, il virait sur lui-même, se couchant sur la mer au point de toucher la surface de l’eau avec son épaule. Debout à l’avant du bateau, dos au vent, les cheveux dansant autour de mon visage, je ne me lassais pas du spectacle qu‘il nous offrait. Tel un capitaine au commande de son navire, Philippe pilotait le bateau avec attention non sans savourer un profond sentiment de puissance. Sans détourner son attention de son jeune équipage, Patricia prit plusieurs photos avant d’ordonner à Philippe de ralentir et de stopper le bateau. Derrière, Alexandre protestait à son tour.

- Arrête de gémir, rétorqua-t-elle. Si je te laisse faire, tu auras de nouveau mal au dos comme la dernière fois.

Pour le principe, le jeune homme rouspéta encore un peu, mais accepta de remonter dans le bateau. Philippe et Patricia se préparèrent à leur tour pour faire du monoski à deux. J’aidai à dérouler les cordes, puis Alexandre me demanda de m’asseoir avec lui à l’avant. Le démarrage se déroula en douceur. Plus calme que son compagnon, Patricia allait et venait sans sortir du sillage. Comme un jeune chien qui va et vient autour de son maître, Philippe n’arrêtait pas de slalomer en passant et repassant sous la corde de Patricia. Grisé par la vitesse, je me penchai sur le côté du pare-brise. L’embrun soulevé par l’étrave m’aspergeait le visage, formant de grosses gouttes qui coulaient sur ma peau jusque dans mon cou. Je serais bien resté comme cela, mais Alexandre me saisit par la ceinture et me ramena dans le bateau.

- C’est dangereux. Si le bateau devait rebondir sur une vague, tu serais éjecté par dessus bord. Surveille plutôt les skieurs.

Obéissant, je me suis assis de nouveau dos au vent, les fesses sur le tableau de bord et les pieds sur le bord du fauteuil. Alexandre jeta plusieurs coups d’oeils dans ma direction.

- Il me semble que je te connais.

- Ça se peut, répondis-je énigmatique.

- D’où viens-tu?

- Bruxelles.

Il n’en fallut pas plus pour qu’il me situe.

- Tu es le frère de Maurice.

Je vis son visage se rembrunir. Ma seule présence l’inquiétait. J’essayai de le rassurer.

- Cool. Je suis juste là par hasard. J’ai accompagné une amie chez les De Matagne et je passe quelques jours chez eux.

Il hésita un instant, mais finit tout de même par me sourire.

- Veux-tu conduire?

Bien sûr que je voulais. Prétextant la prudence et le fait qu’il devait me montrer les commandes, il me fit asseoir à cheval sur ses genoux. Au bout d’un instant, il se pencha à mon oreille pour que je puisse bien l’entendre malgré le bruit du moteur.

- Ça tombe bien que tu sois là. J’aurais peut-être besoin de toi dans les jours qui viennent. Est-ce que tu serais d’accord de m’aider?

Je savais bien qu’avec Alexandre je ne risquais pas grand chose. De plus, si je pouvais me faire encore un peu d’argent, je pourrais peut-être descendre en Espagne ou en Italie. J’acceptai sous réserve évidemment d’en savoir plus.

- On verra cela plus tard, conclut-il. Pour l’instant, ce n’est qu’un projet. Je te mettrai au courant quand le moment sera venu.

J’étais très excité par la perspective d’une autre aventure. Nous avons skié ainsi toute la matinée. Vers midi, Patricia nous a rappelé qu’il était temps de rentrer. Philippe et moi, nous avons essayé de négocier un dernier tour, mais elle fut intraitable. Déjà Alexandre avait consulté son GPS et avait pris son cap. Cédant à nos supplications, il mit la pleine puissance. Appuyés sur le pare-brise, nous nous sommes mis debout côte à côte sur le siège entre Patricia et Alexandre. Bien que essoufflés par la vitesse, nous avons crié notre bonheur contre le vent qui emmêlait nos cheveux, nous giflait le visage.

- Comme avant hier? demanda Alexandre à l’intention de Philippe alors que nous approchions de la villa.

Philippe m’interrogea du regard. J’ai haussé les épaules lui faisant comprendre que j’étais prêt à le suivre n’importe où.

- C’est parti, cria-t-il au pilote.

Sur ce, il m’entraîna vers l’arrière.

- Il va longer la plage le plus près possible du rivage. On va sauter du bateau en marche. Fais gaffe à la gifle quand tu tomberas dans l’eau. N’essaie pas de faire un plongeon. Protège-toi juste le visage et le ventre. Tu verras, c’est fastoche.

Nous avons sauté ensemble du même côté du bateau, moi vers l’avant, lui vers l’arrière, histoire de ne pas se faire mal en se touchant. J’ai sauté un peu plus haut que Philippe de telle sorte que j’ai eu le temps de le voir disparaître dans une explosion d’eau. J’ai fait plusieurs culbutes avant de me laisser remonter lentement vers la surface. Quand j’ai émergé, je vis le bateau virer pour éviter les rochers et continuer vers le large. Je nageai en direction de Philippe qui m’attendait un peu plus loin.

- C’était formidable. Merci.

- Je n’y suis pour rien, me répondit-il.

- Sans toi, je n’aurais jamais eu l’occasion de passer une matinée aussi fantastique.

- Tu n’es pas à ta dernière surprise.

- Je te crois.

- On fait la course? Le premier sur la plage a gagné.

Sans même prendre la peine de donner un départ équitable, Philippe s’élança le premier. Malgré mon retard, je n’eus aucune peine à le remonter. J’arrivai deux longueurs devant lui.

- Tu es bon nageur, fit-il essoufflé.

Je ne répondis pas. Kate et les filles étaient sur le chemin qui grimpait vers le quartier des domestiques. Après mon expérience de la veille, je ne savais pas ce qu’il fallait en penser. Philippe me proposa de prendre une douche. Comme je ne bougeais pas, il essaya de me raisonner.

- N’y pense plus. Evite-la et elle te laissera tranquille.

Effectivement, j’appréhendais de rencontrer Kate à nouveau. On coupa tout droit vers la piscine. Malheureusement, Kate planta là ses dames de compagnie et vint à notre rencontre.

- Si on court, on peut encore la devancer, me proposa Philippe.

Mais je savais qu’il ne servait à rien de fuir devant l’inéluctable. Tôt ou tard, je devrais l’affronter.

- J’ai admiré votre arrivée, a-t-elle dit lorsqu’elle fut à portée de voix. Vous avez l’air de bien vous amuser tous les deux.

Tous ses efforts pour paraître gentille se brisèrent contre notre mutisme.

- Daniel, je voudrais te parler.

Elle insista. Excédée par notre silence, elle se tourna vers Philippe.

- Je veux lui parler seul à seul.

Il ne broncha pas. Elle s’avança vers lui l’air menaçant.

- Si tu ne bouges pas, tu vas recevoir la fessée de ta vie.

A l’air renfrogné de Philippe, je vis venir la bagarre et je me suis interposé. J’ai d’abord fait face à Kate.

- Ne crois-tu pas que tu as fait assez de mal hier soir?

J’avais presque crié. Kate prit un air triste.

- J’étais venue faire la paix. Vois comment tu me reçois!

Je l’ai regardée dans les yeux pour essayer de savoir si elle était sincère. Mais comment être sûr qu’elle ne me jouait pas la comédie? Je me suis tourné vers Philippe.

- Tu peux me laisser. Je crois que je peux me débrouiller seul un instant.

Il serrait les poings. Tout son corps était tendu à l’extrême. Les veines de son cou et de ses tempes saillaient et paraissaient bleues sous sa peau bronzée.

- Calme-toi. Elle ne nous fera rien.

- Je suis calme, répliqua-t-il offusqué en tournant les talons.

Je le regardai s’éloigner d’un pas nerveux et s’asseoir sur le petit muret qui séparait la plage et le jardin. J’ai interrogé Kate du regard pour savoir ce qu’elle avait à me dire.

- Je voulais nous excuser pour hier soir. Nous n’avons pas été chics avec toi.

- C’est le moins que tu puisses dire.

- Nous en veux-tu?

- A ton avis?

Elle semblait sincèrement embêtée. Son visage témoignait pour elle. Comme elle ne trouvait rien à dire, j’ai poursuivi:

- Je considère la soirée d’hier comme une leçon. Je ne me laisserai plus entraîner aussi facilement. Tu as sans doute profité de ma faiblesse à mes dépens. Dans un certain sens, je devrais t’être reconnaissant de me l’avoir révélée.

- J’aimerais me faire pardonner.

J’ai haussé les épaules.

- Pourquoi tiens-tu tellement à moi?

- Je... Je crois que j’ai un faible pour toi.

Que répondre à cela? Cela faisait plaisir à entendre. Je l’ai laissée parler.

- J’aime bien ce que tu es. Tu as encore les traits de l’enfant, pourtant tu en as déjà perdu l’innocence. Déjà homme sur certains points, mais tu as encore tout à apprendre.

Elle me caressa le visage.

- J’aimerais être ton professeur.

Il ne fallait pas me faire un dessin. Elle désigna une des extrémités de la plage.

- Si ça t’intéresse, ce soir après le feu d'artifice, je serai là-bas près des rochers. Je t’attendrai jusqu’à minuit.

Je regardai dans la direction qu’elle indiquait. Puis je me suis tourné vers Philippe qui jetait rageusement des cailloux dans le sable, puis vers Marie et Nathalie qui faisaient semblant de ne pas nous observer. Je me sentais rougir. Je baissai les yeux sur le sol.

- Je ne sais pas si je viendrai. Mais si je viens, sois seule. Sinon, tu ne me verras pas.

Je l’ai regardée. Elle m’a souri. Elle allait dire quelque chose, mais j’ai détalé avant d’en entendre plus. Suivi de près par Philippe, j’ai escaladé le talus vers la piscine. A peine avions-nous atteint le sommet qu’il me demanda ce que nous nous étions dit. Je lui racontai tout.

- Oh, la chienne, s’exclama-t-il. Elle veut vraiment t’inscrire à son tableau de chasse.

- C’est un joli brin de fille et elle a déjà de l’expérience.

- C’est ça. Jette-toi dans ses bras. Mais n’oublie pas qu’elle est dangereuse et que tu es totalement désarmé contre elle.

Sur ces entrefaites, nous étions arrivés au bord de la piscine. Sans que je le voie venir, Philippe me poussa à l’eau. Suffoquant, j’ai rejoint la surface. Je m’apprêtais à lui signifier ma façon de penser. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche qu’un raz de marée m’inonda le visage. Philippe avait sauté dans l’eau devant mon nez les genoux ramenés contre la poitrine. Je me lançai à la poursuite du traître. Nous avons entamé une bataille aquatique dont les règles mal définies consistaient essentiellement à enfoncer la tête de son adversaire sous l’eau et de prendre la fuite. On jouait depuis quelques minutes lorsque, agrippé au bord de la piscine pour reprendre mon souffle, je vis Isaline dans un des fauteuils. Elle était seule et nous regardait. Elle me fit bonjour de la main. Je n’eus pas le temps de répondre. Philippe s’agrippa à mon dos et m’entraîna sous l’eau. Une fois dégagé, je nageai rapidement vers l’échelle.

- On ne joue plus?, s’étonna Philippe.

- On va bientôt manger.

J’ai laissé Philippe m’injurier à en avoir tout son soûl. Je suis sorti de l’eau et j’ai été m’asseoir au pied du fauteuil d’Isaline, les bras croisés sur l’accoudoir. Je voyais bien que quelque chose n’allait pas. Ses yeux étaient encore rouges de fatigue. Malgré son air jovial, je ne la sentais pas aussi décontractée que la veille. Elle ne voulait pas le montrer, mais elle avait des soucis. Malgré mes cheveux trempés, elle me caressa la tête et la nuque.

- Vous avez l’air de bien vous entendre, constata-t-elle.

- Tu avais raison. Philippe est un chouette gars. On a fait du ski nautique avec le bateau d’un voisin. Il m’a aussi appris à tirer à l’arc.

- Il est très bon archer. Sais-tu qu’il fait de la compétition?

- Non, il ne me l’a pas dit. Et toi, t’es-tu bien amusée hier soir?

- On s’est vraiment éclaté, dit-elle sur un ton enthousiaste qui sonnait faux. Tanguy m’a emmené dans plusieurs boîtes de nuit pour retrouver des copains. On a terminé la nuit à cinq dans une villa de la côte. On a dansé, bu et fumé jusqu’à l’aube.

- Tu n’as pas beaucoup dormi.

- Tanguy et ses amis ne m’en ont pas laissé l’occasion.

Elle avait été seule fille avec quatre garçons ivres et probablement sous l’influence d’une drogue quelconque. Ce n’était certainement pas pour danser et pour écouter de la musique.

- Qu’est-ce qu’ils t’ont fait?

Elle laissa sa tête aller en arrière contre le dossier et ferma les yeux. Elle ne répondit pas à ma question.

- Je n’aime pas beaucoup les amis de Tanguy. Il l’a compris et ne m’obligera plus à les revoir.

"Si Tanguy a fait du mal à Isaline, je jure de le lui faire payer", pensai-je intérieurement. Elle changea brusquement de sujet.

- Qu’est-ce qui se passe entre toi et Kate? Hier soir, elle faisait du charme à Tanguy. Elle aurait voulu sortir avec nous. Puis soudain, elle disparaît avec toi.

Je lui racontai notre soirée sans omettre le coup de la vodka.

- J’ai l’impression qu’elle s’est vengée sur toi. Méfie-toi d’elle.

A ce moment, la cloche retentit, annonçant le repas des enfants. Isaline saisit un drap éponge et se mit en devoir de me sécher. Je l’aurais bien fait moi-même, mais elle le faisait si bien. J’ai soutenu le regard hilare de Philippe qui terminait de prendre sa douche et qui s'essuyait lui aussi.
 
 

Pendant le repas, comme Tanguy ne se montrait pas, Isaline est restée près de nous. Nous nous sommes occupés chacun d'un gosse au grand soulagement de la puéricultrice. Après le repas, nous nous sommes assis tous les trois sur le bord de la piscine les pieds dans l'eau. Nous avons parlé de choses importantes pour des jeunes de notre âge comme le cinéma, la musique et les bandes dessinées. Vers deux heures, Isaline nous a quittés pour aller voir si Tanguy émergeait enfin après sa nuit de débauche. Il me semblait qu'elle nous avait quitté en meilleur disposition que lorsque nous l'avions rencontrée. L’après-midi, s'annonçait chaude. Je demandai à Philippe quelles étaient ses intentions.

- J'ai mon idée, répondit-il mystérieux. Suis-moi.

Il bondit sur ses pieds et m’entraîna de l'autre côté de la villa, là où on parquait les véhicules. Philippe ouvrit une porte de garage dévoilant deux petites motos de cross.

- Je viens de recevoir une nouvelle moto. Si ça te dit, je te prête mon ancienne pour faire un tour. Il y a des tas d'endroits superbes à explorer le long de la côte.

Pour sûr que ça me disait. Malgré la chaleur, il me fit mettre un blouson, un pantalon et des bottes. Ainsi équipés, nous avons effectué un petit tour d’entraînement dans le parc, puis nous avons quitté la propriété par la grande porte dont Philippe pouvait actionner la télécommande fixée à son guidon. Je craignais un peu de tomber sur des gendarmes car nous n'avions pas l'âge, mais cela n'avait pas l'air de l'inquiéter. Une centaine de mètres plus loin, nous nous sommes enfoncés dans un bois de pins. Le terrain n'était pas trop accidenté de telles sorte que je n'avais pas de difficultés à suivre Philippe qui m'attendait souvent après les montées ou les passages plus difficiles. Nous avons croisé plusieurs fois des promeneurs. Quoique nous ne prenions aucun risque, nous nous faisions systématiquement insulter. Pourquoi les gens se sentent si facilement agressés? Lorsqu'il y avait un point de vue intéressant, Philippe s'arrêtait pour m'expliquer. Je suis certain qu'il se documentait sur toutes les activités de la région car il répondait sans hésiter à mes questions. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés chez Alexandre et Patricia. Ils occupaient la villa voisine de celle des parents de Philippe. Quoique plus petite, elle était plus moderne et disposait également d'une piscine et d'un terrain de tennis. Nous avons retrouvé le couple au bord de l'eau en train de prendre l'apéritif. Comme nous étions en nage, ils nous ont offert à boire. Un petit match de water-polo - Patricia et Philippe contre Alexandre et Moi - dans la piscine acheva de nous réhydrater.

Nous avons ramené les motos sagement par la route. Les grilles de la propriété étaient déjà ouvertes pour accueillir les invités. Un garde était posté à l'entrée et m'arrêta. Je dus rappeler Philippe qui avait déjà franchi la grille.

- Excuse-le, m'expliqua Philippe. Il fait son métier. Mon père est un peu maniaque question sécurité.

Avant de ranger les motos, nous les avons nettoyées et frottées jusqu'à ce qu'elles brillent à nouveau. Philippe avait l'intention de manger et de dormir dans son campement indien. Nous sommes donc descendus aux cuisines pour voler quelque chose à griller sur notre feu de camp. Malheureusement, Albert nous arrêta au moment où nous sortions avec notre butin.

- Monsieur Philippe, je pense que vos parents comptent sur vous pour paraître à leur côté cette nuit. Alors remettez à sa place ce que vous avez pris et montez vous changer.

- Oh non. Albert, soyez sympa. Laissez-nous filer. Dites simplement que vous ne nous avez pas trouvés.

- Monsieur Philippe, vous me demandez de mentir. De toute façon, je trouve que vos parents ont raison d'exiger votre présence.

- Je vais arranger cela.

Philippe se déchargea de ses vivres dans mes bras et disparut dans la villa. Albert essaya de le retenir.

- Monsieur Philippe, vous n'allez pas monter habillé ainsi...

Puis à voix basse, pour lui-même.

- ... les invités arrivent déjà.

Il hocha la tête, puis regarda le paquet de victuailles que j'essayais en vain d'empêcher de tomber à terre.

- Je vais te donner un sac.

- Vous croyez que ses parents nous laisseront camper cette nuit?

- Il fut un temps, il n'y a pas plus de deux jours, où il se serait passé d'une quelconque autorisation. Je ne sais pas si c'est ta présence, mais cela faisait un moment qu'on ne l'avait plus vu aussi détendu. Il ne se passait pas une journée sans qu'il ne pique une crise de colère.

Je m'étais déjà rendu compte qu'il s'énervait facilement, que ce soit avec Kate ou sa mère. Avec moi, il n'était pas ainsi.

- S'il le demande comme il faut, je suis sûr que sa mère le laissera aller.

En l'attendant, je suis retourné dans ma chambre. Je ne sais pas exactement pourquoi, sans doute était-ce la perspective de la nuit sous tente qui réveillait mes réflexes de nomade, mais j’ai rassemblé toutes mes affaires et j’ai bouclé mon sac.

- Tu t'en vas!, s'étonna Philippe lorsqu'il m'a rejoint.

- Non, mais je me suis dit qu’il pourrait manquer quelque chose là haut et que j'aimais autant avoir tout mon matériel avec moi.

- Bonne idée. J'ai pris des piles pour ma lampe de poche. Avec cela, on est armé contre toute éventualité.

- Ta mère n'a pas fait de difficulté?

- Non, elle ne peut rien me refuser. As-tu la bouffe?

Je lui ai désigné le sac que m'avait donné Albert.

- Super! On y va.

Nous avons atteint le campement à la tombée de la nuit. Tandis que je faisais une rapide provision de bois, Philippe alluma le feu. Quand il y eut assez de braises, nous avons commencé à griller le splendide morceau de boeuf dérobé aux cuisines et à réchauffer dans une gamelle des légumes et du riz prévus initialement pour une salade. L'odeur du bois nous enveloppait et s'imprégnait partout jusque dans la nourriture. Notre longue journée d'exercices avait considérablement creusé notre appétit. Nous avons littéralement dévoré toutes nos provisions jusqu'au pain prévu pour le lendemain matin. Repus, nous nous sommes étendu de part et d’autre du feu. Le ciel plein d’étoiles, le chant des criquets qui résonnait dans la nuit, le bruit de la mer sur les rochers, tout réveillait en moi le désir de grands espaces. Le confort de la villa ne me faisait pas oublier le plaisir ressenti chaque soir au cours de mes voyages. J'en fis la confidence à Philippe. Il émit le désir de m'accompagner. Alors, je fus obligé de tout lui avouer au sujet de notre fugue et de mes origines. Je doutais que ses parents acceptent qu'il m'accompagne.

- Ils n'auront rien à me dire.

Je lui expliquai que j’avais déjà la police à mes trousses et que je ne désirais pas aggraver ma situation. Il se tut. Je compris qu'il boudait. Pour parler d’autre chose, je lui posai des questions au sujet des compétitions dont m'avait parlé Isaline. Il fut soudain très loquace. Il n'était pas peu fier de ses prestations. Il parla même de son dernier exploit qui lui valut l'interdiction de partir en Egypte avec sa troupe. A l’occasion de l’accueil d’un jeune scout et en guise d'épreuve de totemisation, sa patrouille avait imaginé de reconstituer l’exploit de Guillaume Tell. Le nouveau avait été ligoté à un piquet. Pour donner plus de crédibilité à l'épreuve, on avait demandé à Philippe de faire semblant de tirer une flèche dans une pomme déposée au sommet du crâne du garçon. Quelqu'un devait subtiliser la pomme par une autre transpercée par une flèche semblable à celle que devait tirer Philippe. Le bruitage était assuré par deux autres compères. Contrairement à ce qui avait été prévu, sûr de son coup, Philippe lâcha sa flèche qui vint se planter en plein milieu du fruit. Le plus cocasse fut qu'on entendit deux sifflements de flèches et deux impacts légèrement décalés. Il paraît que le gars avait eu si peur qu'il en avait fait dans son froc. Tout aurait pu en rester là, mais la victime en a parlé à ses parents. La conclusion fut le renvoi de Philippe et bien sûr l'annulation de son voyage en Egypte.

Vers onze heures, il y eut un feu d'artifice tiré depuis la villa au dessus de la mer. Dès la première fusée, je me rappelai la promesse de Kate: elle m'attendrait jusque minuit. J'essayai de ne plus y penser. Depuis notre promontoire, nous avions une vue privilégiée. Les parents de Philippe ne regardaient pas à la dépense. Les fusées se succédaient illuminant le ciel sans discontinuer. Tandis que j'admirais le travail des artificiers, Philippe sans doute blasé par ce genre de spectacle disparut un bref instant. A son retour, j'ai remarqué qu'il cachait quelque chose derrière son dos. Je n'y ai prêté aucune attention particulière. Lorsque le spectacle fut terminé, nous sommes retournés près du feu. Je me suis assis tout près pour me réchauffer. Philippe restait debout. Lentement, il leva le bras. Je me demandais ce qu'il manigançait. Il tenait une espèce d'objet cylindrique au dessus du feu.

- Qu'est-ce que tu fous.

- C'est un pétard.

Il le laissa tomber dans le feu. Il ne faisait pas mine de bouger pour se mettre à l'abri. Il restait calmement en face de moi. Je croyais qu'il bluffait.

- Un gros?

- Il peut faire mal. Je l'ai piqué aux artificiers tout à l'heure avant de monter ici.

- T'es con.

- Je sais.

- Pourquoi ne bouges-tu pas?

- J'attends que tu te tailles le premier.

- Alors tu attendras longtemps.

Je me penchai vers les flammes. Il craqua. Se jetant sur moi, il me tira en arrière juste au moment où la charge explosa, projetant les braises dans toutes les directions. Par chance, je n'ai pas été touché. A côté de moi, Philippe s'agitait en jurant. Un brandon l'avait brûlé au mollet. Mais je n'eus pas le temps de lui faire un démonstration de l’argot pratiqué dans les lycées de Bruxelles. Nous avons dû nous précipiter pour éteindre les petits incendies qui s'allumaient dans la végétation desséchée.

La paix une fois revenue, nous avons ranimé notre feu. En regardant les flammes, je ne pouvais m'empêcher de penser au rendez-vous de Kate. Par mes silences, Philippe s'en rendit compte et redoubla d'imagination pour me le faire oublier. Mais au fur et à mesure que le temps passait cela devint une véritable obsession. Il était minuit moins quart lorsque je me levai brusquement.

- J'y vais.

Il jura.

- Je m'y attendais.

Tandis que je m'enfonçais dans la nuit, je l'entendis crier après moi.

- Et cette fois, ne compte pas sur moi pour venir te sauver la mise.

J'étais stupide, mais comment résister au désir qui m'habitait depuis le début du feu d'artifice.

Prudent, je m'approchai silencieusement par le bois. Arrivé à hauteur du dernier arbre, je pouvais observer les rochers sans être vu. Une ombre blanche se tenait bien en vue. Comme promis, elle était seule. J'hésitai encore une fois. C'était le point de non retour. Une fois franchie l'orée du bois, je ne pourrais plus revenir en arrière. Je restai comme paralysé hésitant entre mon désir et ma raison. Le temps passa. L'heure était passée. Je la vis s'impatienter. Elle se leva, marcha un peu le long des rochers, hésita un instant et soudain prit la direction de la villa. L'attente avait eu raison du feu qui brûlait le bas de mon ventre. Alors qu'elle arrivait à ma hauteur, j’ai reculé pour me réfugier dans l'ombre des arbres. Un branche craqua sous mon pied. Elle s'arrêta et regarda dans ma direction.

- Daniel. C'est toi?

Je ne répondis pas.

- Qui est là?

J’ai encore reculé. Elle avança dans ma direction. J'aurais pu me sauver, mais j'étais comme hypnotisé par cette Walkyrie qui se précipitait sur moi.

- Pourquoi n'es-tu pas venu?, demanda-t-elle lorsqu'elle fut tout près. Je t'ai attendu jusque maintenant. Il fait froid sur les rochers, sais-tu!

J'hésitai avant de lui répondre.

- J'ai peur.

- N'as-tu pas confiance en moi? Sinon, pourquoi es-tu là?

J’ai haussé les épaules en guise d'ignorance.

- Tu n'es pas facile à apprivoiser. D'un côté, je préfère cela.

Elle me tira à elle et m'embrassa sur la bouche. Je restai un moment les bras ballants, puis, peu à peu, prenant confiance en moi, je me mis à la caresser d'une main tremblante. De temps en temps, elle me donnait des consignes précises que j'essayais de suivre maladroitement.

Soudain, quelqu'un nous sépara sans délicatesse.

- Vous êtes dégueulasse tous les deux. Comme des animaux.

- Isaline..., ai-je tenté de dire pour me justifier.

- Tais-toi chien lubrique, fit-elle en me poussant si fort que je tombai assis par terre. Je te croyais différent, mais tu es comme les autres.

- Il a essayé de me prendre de force, se défendit Kate.

- C'est ça, putain dévergondée. Raconte cela à qui tu veux. Personne ne te croira. On sait que la moindre vue d'un garçon te fait mouiller. Maintenant, tu vas laisser cet enfant tranquille ou tu auras affaire à moi.

Comme elle était belle lorsqu'elle était en colère!

- Ce n'est plus un enfant et personne ne l'a forcé à venir ici.

- Non, mais tu l'as manipulé. Il n'est pas comme toi. Si tu veux un gigolo, sers-toi parmi les copains de Tanguy. Ceux-là, ils sont à point. Maintenant, fous le camp.

Elle bouscula Kate.

- Va-t-en! on t'a assez vu, insista-t-elle.

Folle de rage, Kate se jeta sur Isaline. Elle la roua de coups et l’injuria.

- Espèce de catin. Tu n’as encore jamais eu d’orgasme que tu crois déjà pouvoir te réserver tous les garçons.

Plus grande et plus forte qu'Isaline, elle avait l'avantage. Sans réfléchir, je me suis précipité pour m'interposer entre elles. Malgré les coups et les griffes que je recevais de toutes parts, je suis parvenu à les séparer. Bien que hors de portée l’une de l’autre, elles poursuivaient la joute en se traitant de tous les noms. Pour mettre un terme à leur dispute, je décidai d’éloigner Isaline. Même quand elles furent hors de vue, le bois continuait de résonner de leurs paroles ordurières. Dans une autre situation, j’aurais certainement trouvé la situation cocasse. Mais là, il fallait qu’elle se calme.

- Isaline, arrête, l’ai-je suppliée. Nous ne sommes pas chez nous. Il y a des gens qui nous entendent. Souviens-toi pas que nous ne sommes pas censés nous trouver ici.

Elle me regarda l’air furieuse, mais se calma aussitôt.

- Ton nez saigne.

- Je sais, fis-je en m’essuyant le visage du revers de la main.

J’ajoutai non sans reproche.

- Et je ne suis pas sûr que ce soit Kate qui m’ait donné le coup qui m’a mis dans cet état.

- Je suis désolée.

- Comme cela, on est à égalité. Si je ne m’étais pas laissé emberlificoter par Kate, tu n’aurais pas dû te battre. Et si tu ne t’étais pas battue, je ne serais pas dans cet état.

Je marquai un temps de silence avant de demander:

- Comment nous as-tu retrouvés?

- Je vous cherchais toi et Philippe. Albert m’avait indiqué comment trouver votre tente. Je suis arrivée juste après que tu aies quitté le campement. D’abord, Philippe n’a rien voulu me dire bien qu’il rageait contre toi. Note que je n’avais pas besoin de beaucoup d’explications. Je savais qu’il s’agissait de Kate. Finalement, j’ai pu le convaincre que tu étais en danger. Il m’a conduit jusqu’ici et me voilà.

Je lui souris. J’étais heureux de savoir qu’elle veillait sur moi.

- Merci d’être venue.

- C’était normal. Je me sens un peu responsable de t’avoir entraîné ici. Je ne t’avais pas vraiment préparé à cela, bien que je m’imaginais pas que les filles t’intéressaient à ce point.

Il y eut un instant de silence pendant lequel on s’est regardé. Je pouvais lire dans ses yeux plus que de la tendresse. Ou, du moins, je me l’imaginais. C’était le moment de le lui dire...

- Isaline, je t’aime.

Elle caressa mes cheveux.

- Moi aussi, je t’aime bien.

J’ai pris sa main et l’ai serré contre ma poitrine pour qu’elle sente les battements de mon coeur.

- Non. Je voulais dire comme un homme. Je t’aime d’amour.

Isaline me regarda étonnée, comme si elle me découvrait pour la première fois.

- Alors, c’est Kate qui voyait juste.

Elle se détourna. Je voulus m’approcher. Elle se déroba.

- Non laisse-moi.

Pourquoi me rejetait-elle?

- Isaline, je t’en prie. Je t’ai dit que je t’aimais et il est bon que tu le saches. Mais ne me retire pas ta confiance. Je ne te demande rien. Je veux juste rester près de toi.

Elle se tourna vers moi. Malgré la nuit, je pouvais voir le reflet des larmes dans ses yeux.

- Trop de choses se sont passées cette nuit. Ne me suis pas. Je voudrais me retrouver seule.

Impuissant, j’ai écarté les bras et je l’ai regardée disparaître dans la nuit.

- Et bien toi alors. Quelle santé!

Surpris, je me suis retourné pour découvrir Philippe accroupi au pied d’un arbre à quelques mètres seulement derrière moi. Dans la nuit, toutes les formes se confondent.

- Tu nous as espionnés!, lui ai-je reproché.

- Je devais bien montrer l’endroit à Isaline. Et une fois-là, j’ai bénéficié du spectacle. Reconnais qu’à un moment tu aurais été content d’avoir de l’aide pour séparer ces deux furies.

Je ne pouvais lui en vouloir. S’il était là, c’était par amitié.

- On retourne au campement?, proposai-je.

- OK. Mais j’aimerais que tu m’expliques comment tu fais avec les filles. Il y a une rouquine au collège que je voudrais bien séduire...

Je fus incapable de m’endormir. Mon nez me faisait mal, mais la véritable raison c’était qu’à mon tour je m’inquiétais pour Isaline. Elle ne m’avait pas expliqué la raison pour laquelle elle nous cherchait, Philippe et moi. Elle avait parlé d’autres événements survenus plus tôt dans la soirée. Je m’en voulais de n’avoir pas cherché à en savoir plus. Vers deux heures du matin, je me suis levé. Philippe a grogné en me sentant bouger, mais il ne s’est pas réveillé. J’ai pris mes affaires et je suis sorti de la tente pour m’habiller. Ne sachant pas par où commencer, je suis descendu vers la villa où la fête touchait à sa fin. J’ai circulé parmi les derniers invités. Il formaient des petits groupes épars. Les uns parlaient bruyamment, les autres dansaient sur les mélodies que passait un disk-jockey fatigué. Parfois, je passais à côté d’un convive endormi, abandonné dans un fauteuil ou dans un divan. Au bar, Albert veillait sur les derniers moments de la fête. Il discutait avec un homme au crâne dégarni que je ne connaissais pas. En me voyant, Albert m’a proposé à boire. J’ai pris un verre de Perrier que j’ai vidé lentement en écoutant les deux homme parler. Au moment de me lever pour continuer mes recherches, Albert s’inquiéta soudain à mon sujet.

- Tu ne ferais pas bien d’aller dormir?

- Je cherche Isaline.

- C’est gentil de ta part de t’inquiéter pour elle. La pauvre petite, cela n’avait pas l’air d’aller pour elle. La dernière fois que je l’ai vue, elle était dans une des chaises longues près de la piscine. Je lui avais suggéré de rentrer car il commençait à faire humide, mais elle n’a pas voulu.

- Y a-t-il longtemps?

- Une heure, tout au plus.

- Merci, Albert.

- Et après, vous allez vous coucher tous les deux.

Les adultes! Toujours à vouloir donner des conseils pour se donner bonne conscience. Je courus jusqu’à la piscine. Elle était totalement plongée dans l’obscurité. D’abord, je ne vis personne. Il fallut laisser mes yeux s’adapter avant de pouvoir distinguer une ombre recroquevillée dans un des fauteuils de l’autre côté de l’eau. Je fis le tour. Elle dormait et ne m’avait pas entendu. Je l’ai regardée un instant. Il était évident qu’elle avait froid. J’ai retiré mon pull et je l’ai déposé sur ses épaules. Je me suis couché juste à côté d’elle pour lui donner un peu de ma chaleur. J’ai cru un moment qu’elle allait se réveiller, mais elle bougea juste un peu pour se resserrer contre moi avant de se rendormir complètement. De là où nous étions, je pouvais observer la villa. J’ai entendu les dernières voitures partir. Ensuite, Albert est passé de pièce en pièce pour éteindre les lampes. La propriété fut plongée le noir le plus complet. C’est dans un silence quasi absolu que je me suis endormi confiant dans le jour qui n’allait plus tarder à se lever.
 
 

Quelqu’un me secouait sans ménagement. Emergeant d’un sommeil profond, j’ai porté un regard incrédule autour de moi. Nous étions dans la brume. On se serait cru un matin d’hiver. Il y avait Tanguy et son père. Isaline était debout en face de moi et se cachait le visage dans mon pull. L’air peu amène, un gendarme la tenait fermement par le col. Mon sang ne fit qu’un tour. Je me retournai juste au moment où l’autre représentant de l’ordre voulut me saisir. Par réflexe, je l’ai esquivé et j’ai bondi hors de portée en renversant la chaise longue sur ses pieds. Sans interrompre mon élan, je me suis jeté sur son compère. Je me suis débattu comme un diable. Il essaya de me maîtriser, mais il était gêné par Isaline. Dans la mêlée, je suis parvenu à défaire sa prise du col d’Isaline. Je l’ai poussé de toutes mes forces et il est tombé dans la piscine. J’eus juste le temps de faire volte-face pour éviter l’autre qui trébucha sur une petite table. Tanguy et son père ne semblaient pas vouloir intervenir. J’ai profité de la surprise pour prendre Isaline par le bras et m’enfuir avec elle en direction du bois que je commençais à bien connaître. Profitant des accidents de terrain, nous avons pu les distancer. Nous étions hors de vue lorsque je me rendis compte qu’Isaline se laissait tirer. Je me suis retourné pour avoir une explication. Elle était en larmes.

- Laisse-moi, sanglota-t-elle.

- Ils vont t’arrêter et te renvoyer chez tes parents.

- C’est mieux ainsi.

- Nous pouvons nous cacher quelques jours et revenir quand les gendarmes nous auront oubliés.

Découragée, elle haussa les épaules.

- De toute façon, Tanguy ne veut plus me voir. C’est lui qui nous a dénoncé aux gendarmes.

- Qu’est-ce qui s’est passé?

- Hier, comme je ne voulais plus l’accompagner chez ses amis, il m’a menacée. J’ai cru que c’était du bluff et qu’il allait se calmer.

D’un côté, j’étais heureux d’apprendre que Tanguy avait rompu. Mais je compatissais à la déception d’Isaline. Après une courte réflexion, je pris ma décision.

- Je refuse de t’abandonner aux gendarmes. Si tu veux rentrer maintenant, je te mets dans le train et ce soir tu es chez toi. Nous n’avons pas besoin d’eux.

Elle me regarda incrédule.

- Je dois avoir assez de blé pour un billet retour.

Comme elle hésitait, j’ai insisté:

- Tu peux aller retrouver les gendarmes, mais, d’ici qu’ils remplissent tous les papiers, plusieurs jours se seront écoulés avant d’être chez papa et maman.

J’ajoutai encore, non sans savoir que je touchais à une corde sensible.

- Choisis. Soit deux policiers te reconduisent chez ton père. Ce m’est déjà arrivé et je te prie de croire qu’on n’est pas fier. Soit tu rentres simplement chez toi la tête haute. Tes parents seront tellement contents de te revoir qu’ils en oublieront leur colère. Tu verras.

J’entendis les gendarmes approcher.

- Réfléchis, mais fais vite.

Je lui montrai le mur de pierres.

- Le camp de Philippe est au sommet. Je monte déjà.

J’étais sûr de sa décision. Elle ne me décevrait pas. Effectivement, je n’avais pas parcouru un mètre, qu’elle me suivait déjà. Réveillé par le bruit de notre course dans les bois, Philippe nous attendait anxieux au sommet. Tout en aidant Isaline à franchir le rebord, je lui expliquai brièvement la situation.

- Oh, la charogne, cracha-t-il à l’adresse de son frère. Il me le paiera.

- N’aggrave pas la situation. J’ai l’intention d’aller chez Alexandre. Tu pourras m’y retrouver si tu veux.

- Crois-tu qu’il accepteras de vous cacher?

Je ne répondis pas puisqu’il n’avait pas à connaître les rapports que j’avais déjà eu avec leur voisin. J’étais occupé à fermer mon sac. Lorsque j’eus fini, je lui chuchotai à l’oreille:

- Retourne dans la tente et fais semblant de dormir. Dis juste que tu ne nous as pas vu.

D’un mouvement de tête, il me fit comprendre qu’il avait compris. Il nous regarda partir avant de disparaître sous sa tente. J’entraînais Isaline vers la mer. Elle était bonne nageuse et la configuration de la côte empêcherait de toute façon les gendarmes de nous suivre si, par hasard, ils avaient l’idée de nous chercher de ce côté. Arrivé au promontoire, j’ai vidé et gonflé l’outre qui me servait de gourde. Je l’attachai solidement à l’extérieur de mon sac.

- Que fais-tu?

- Elle servira de bouée. Donne-moi tes chaussures et tes vêtements je vais tout mettre dans le sac. On s’en va par la mer.

- Va-t-on sauter d’ici?

- On va sauter d’ici.

Elle hésita une seconde, puis ajouta:

- Si tu le dis!

En moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, nous nous sommes déshabillés. J’ai entassé nos vêtements dans le sac que je jetai en premier. Je pris Isaline par la main.

- A nous.

Elle me sourit confiante. Nous avons pris notre élan et nous nous sommes jeté ensemble dans la mer.
 
 

La villa d’Alexandre était construite sur la côte à un endroit où la terre plongeait abruptement dans la mer. Un petit chemin partait de leur terrasse, descendait le long de la falaise en serpentant et rejoignait le pont flottant auquel le bateau était amarré. C’est là que nous avons abordé.

- Où sommes nous?

- Un ami de Philippe. Je le connais également. Il travaille avec mon frère et je lui ai déjà rendu de petits services.

Isaline grelottait. Je l’entourai de mes bras pour la réchauffer. Elle appuya sa tête contre mon épaule. Après un instant, j’observai:

- Le soleil est en train de percer la brume. Il doit faire meilleur là-haut.

Elle s’écarta après une hésitation. J’ai soulevé difficilement le sac qui était devenu très lourd avec toute l’eau dont il était imbibé. Elle m’a aidé à passer les bras dans les lanières, puis elle m’a pris la main et est passée devant. Nous sommes montés ainsi ensemble unis. Nous sommes arrivés rapidement dans la zone ensoleillée. La terrasse était déserte et la villa restait silencieuse. Alexandre et Patricia n’étaient pas encore levés. Isaline a ouvert une chaise longue tandis que j’ouvrais mon sac et que j’étalais toutes les affaires au soleil.

- Viens t’étendre à côté de moi, m’ordonna Isaline. J’aimerais que tu me réchauffes encore un peu.

Maladroitement, je me suis glissé contre elle. Je déposai délicatement ma joue dans le creux de son épaule et elle se mit à me caresser les cheveux et la nuque. Nous avons joint nos mains sur son ventre. Ainsi enlacés, bercé par le rythme de notre respiration et les battements de nos coeurs, nous nous sommes peu à peu assoupis.

C’est là que Patricia nous a trouvé un peu plus tard dans la matinée. Avec une tendresse toute maternelle, elle écarta du bout des doigts les cheveux qui tombaient sur mon front. J’ouvris les yeux. Habituée à une vie aventureuse, elle ne semblait pas étonnée de nous voir.

- Qu’est-ce que vous faites là?

Elle s’intéressait simplement à nous. Je ne ressentis aucun reproche dans sa voix.

- On est en cavale. Les cochons ont essayé de nous cueillir au saut du lit.

Elle fronça les sourcils. Je compris son inquiétude.

- Ils n’ont pas pu nous suivre et ils ne vont pas perdre leur temps à perquisitionner toutes les villas de la côte d’autant plus qu’on a pu prendre n’importe quelle direction.

- Tu aurais pu penser au risque que tu nous faisais courir.

- Désolé.

- C’est bien que c’est toi. Qui est-ce?, demanda-t-elle en désignant Isaline du menton.

- Une amie. On s’est tiré ensemble de Bruxelles.

- Elle est mignonne. Tu es gâté.

Je levai les yeux vers le visage d’Isaline encore endormie.

- J’ai peut-être mes chances.

Patricia m’ébouriffa les cheveux puis se redressa.

- Je vais vous préparer un petit déjeuner, dit-elle avant de disparaître dans la maison.

A ce moment, Isaline ouvrit les yeux. Elle avait fait semblant de dormir.

- Elle n’était pas contente de nous voir, fit-elle remarquer.

- C’est compréhensible. Ils sont ici en vacances et ils ne désirent pas se choper les emmerdes des autres.

- Je les comprends.

Elle m’attira contre elle.

- Alors, tu fantasmes à mon sujet?, me demanda-t-elle avec taquinerie.

- Cela fait longtemps.

- Pourquoi ne me l’as tu jamais dit?

- Tu en aimais un autre. De plus, bien qu’on a le même âge, tu es plus grande que moi.

- Le temps va arranger cela. De toute façon, cela n’a pas arrêté Kate.

Je baissai les yeux honteux..

- M’en veux-tu?

- Je n’ai pas de raison de t’en vouloir car on ne s’était jamais engagé l’un vis-à-vis de l’autre. Disons que tu n’as pas fait preuve de beaucoup de constance.

- Je ne comprends pas ce qui m’a pris.

Elle me sourit.

- Je connais peu de mâles qui auraient résisté à ses charmes. D’ailleurs, je pense que c’est volontairement que ses parents l’ont cloîtrée pour les vacances dans la villa des De Matagne. Elle est complètement obsédée par le sexe.

- Demande-moi ce que tu veux pour me faire pardonner.

- Je voudrais que tu sois comme tu as toujours été avec moi, gentil, intentionné et prévenant. Retournons à Bruxelles, puis on verra.

Je me mordis la lèvre.

- Qu’est-ce qu’il y a?, demanda-t-elle inquiète.

- Tu rentreras seule. Je n’ai pas suffisamment d’argent pour acheter deux billets. De toute façon, je ne peux pas rentrer.

- Pourquoi?

- Mon frère...

Je ne pouvais en dire plus.

- Toi et tes secrets!

Elle me caressa les cheveux.

- Note que cela te donne un charme particulier. J’aimerais qu’un jour tu me parles un peu de ta famille.

- Plus tard.

- Quand tu te sentiras prêt.

D’une main dans ma nuque, elle m’attira à elle et pressa ma bouche contre la sienne. J’ai senti sa langue chercher le chemin de ma bouche. J’ai entrouvert mes lèvres et je me suis laissé faire. Tout cela me semblait bien plus naturel qu’avec Kate. Je n’avais plus peur. L’amour nous dictait les gestes à accomplir.
 
 

Alexandre nous a conduit à la gare. Il nous accompagna dans la salle des guichets. Je les abandonnai tous les deux un bref instant pour acheter le ticket. Lorsque le guichetier m’annonça le prix, j’ai vidé mes poches. Malheureusement, j’avais été trop optimiste au sujet de mes économies. Il me manquait deux cents francs. J’appelai Alexandre et lui expliquai le problème. Il me regarda d’un air sévère.

- Je n’ai pas l’habitude de payer à l’avance. D’autant plus que je ne sais pas si j’aurai besoin de toi.

- Je t’en prie. Ne me laisse pas tomber.

Il ne voulait pas se laisser attendrir. Je regardai le montant sur le cadran lumineux. L’homme derrière son comptoir s’impatientait. Alors, j’ai baissé la tête et j’ai tenté ma dernière chance.

- Tu pourras faire ce que tu voudras de moi.

Il me prit par le menton.

- Tu l’aimes à ce point cette petite.

J’ai hoché la tête.

- On sait tous dans le milieu ce que ton frère te fait subir. Je ne crois pas que, contrairement à ce qu’il prétend, tu y éprouves un quelconque plaisir. De toute façon, je n’y touche plus depuis que je suis avec Patricia.

Il sortit son portefeuille et me tendit deux billets.

- Voilà deux cent balles pour le ticket et deux cent balles que tu lui donneras comme argent de poche. C’est un acompte sur le travail que je te demanderai. Je vais prendre un ballon à la terrasse du café. Je t’attends là-bas.

Je l’ai remercié. Il me pinça la joue et s’en alla sans se retourner. J’étais soulagé. Le ticket et la réservation une fois réglés, je rejoignis Isaline. Nous avions encore dix minutes devant nous. Je l’accompagnai sur le quai. Cela faisait seulement deux semaines que nous étions parti et j’avais déjà l’impression que nous vivions ensemble depuis toujours. J’avais tant de choses à lui dire, mais je ne savais pas par où commencer. Comme toujours dans ces cas-là, ce ne sont que des banalités qui viennent à la tête.

- Est-ce que ça ira pour rentrer chez toi depuis la gare?

- J’ai encore un peu d’argent belge. Je prendrai le métro.

- As-tu pris mon pull? Il fait froid là-bas.

- Ne t’inquiète pas! Je vais me débrouiller.

- Excuse-moi.

- Ne t’excuse pas. J’aime bien que tu penses à moi. Quand comptes-tu revenir à Bruxelles?

Je fis la moue, car je voudrais la revoir le plus vite possible. J’avais l’intention de me réfugier chez mon oncle, mais il ne rentrait qu’en septembre.

- A la rentrée.

- Dommage. Je penserai à toi. M’écriras-tu?

L’idée m’emballait.

- Tous les jours, proposai-je.

- Une fois par semaine, ce serait déjà bien, rétorqua Isaline plus réaliste que moi. Pour l’argent, comment vas-tu te débrouiller?

- Alexandre m’a proposé un petit boulot.

- Il a l’air gentil ton copain. Quel genre de boulot?

J’étais bien embêté de répondre. Le train entra en gare.

- Ta voiture est avancée, lui dis-je sur un ton faussement jovial.

- Je suis contente de rentrer, mais je suis vraiment déçu que tu ne viennes pas avec moi.

- N’insiste pas. C’est dur pour moi aussi, mais c’est impossible.

- Il faudra que tu m’expliques un jour.

- Tu le sauras toujours assez tôt.

On est remonté le long des voitures pour trouver celle où se trouvait le compartiment d’Isaline. Lorsqu’on fut devant la bonne porte, elle me tira vers elle et m’embrassa sur la bouche. J’étais gêné que nous nous exhibions ainsi en public. Par pudeur, personne ne nous fixait, mais je voyais le sourire amusé des autres voyageurs. Au moment où le signal sonore annonça la fermeture des portes, elle me planta là et sauta dans le train. Je la suivi à travers les vitres. Elle s’assit près de la fenêtre. J’ai plaqué la main contre la vitre. Elle fit de même de son côté. Le train démarra. Je le suivi sur quelques mètres, puis je fus rapidement distancé. Je regardai le train s’éloigner, emportant avec lui mon premier amour.

J’ai traîné un peu avant de rejoindre Alexandre. Je me sentais tout à coup seul et abandonné. J’essayais de retenir mes larmes et je crus y parvenir. J’ai rejoint Alexandre qui m’attendait toujours à la terrasse du café de la gare. Silencieux, je me tenais debout à côté de lui. Je jouais avec les sous-verre pour ne pas soutenir son regard. Je ne voulais pas qu’il remarque mes yeux humides.

- Daniel, ça ne va pas?

Oh, ça non, ça n’allait pas! Il me prit par la taille et me fit asseoir sur ses genoux comme un petit enfant. Je me suis laissé faire. Je restai prostré, le regard rivé sur mes mains. Il se pencha vers moi et me dit tout doucement:

- Tu ne dois pas essayer de retenir ce qui doit sortir. Tu te sentiras mieux après.

Je me suis caché le visage contre son épaule et j’ai éclaté en sanglots. Il me tapota le dos tout en m’adressant quelques paroles réconfortantes.

IX. Lettres

Grasse, le 20 juillet, 1996

Isaline,

Alexandre et Patricia sont partis précipitamment hier soir. Nous avions décidé de nous séparer sitôt le travail terminé. Je suis parti de mon côté. J’ai campé dans les bois. Ce matin, j’ai fait du stop pour me rendre à Grasse d’où je t’écris cette lettre. J’ai hésité longtemps à partir en Italie ou en Espagne que je n’ai pas encore eu l’occasion de visiter. Mais je vais plutôt m’en tenir à mon premier projet qui est de faire le sentier de grande randonnée GR 4 pour lequel j’avais déjà tout préparé.

La semaine s’est passée très vite malgré que tu m’aies beaucoup manqué. Patricia et Alexandre ont été très gentils avec moi et ont fait beaucoup d’efforts pour me distraire. Je crois que ça les amuse de jouer à papa et maman avec moi. J’espère qu’un jour ils auront leurs propres enfants. Nous avons beaucoup travaillé ensemble. Il a fallu repérer les lieux et s’entraîner. J’aime bien aider Alexandre. Il est très rigoureux et ne laisse rien au hasard. Il m’apprend un tas de trucs qui pourront être utiles un jour. Maintenant, c’est terminé et ce s’est très bien passé. Mais quelle émotion!

J’ai revu Philippe presque tous les jours. Quand on ne faisait pas de ski nautique, il venait me rejoindre en moto à l’insu de ses parents. On a continué à s’entraîner à l’arc dans le jardin d’Alexandre. Nous nous sommes promis de rester en contact. Tu avais raison. Le premier contact avec lui est difficile, mais c’est un super copain. Il m’a raconté que son père était furax contre Tanguy car il ne l’avait pas concerté de son projet avant de prévenir la police. Je crois qu’il aurait préféré régler cela directement avec ton père. J’espère à ce propos que ton retour s’est bien passé et que ton père ne t’a pas trop engueulée.

Je pense souvent à toi,

Daniel


La Palud-sur-Verdon, le 28 juillet 1996

Isaline,

Seulement une semaine de passée et Cannes me semble déjà si loin. Le souvenir de la villa des De Matagne s’estompe. Depuis que j’ai quitté la civilisation pour m’aventurer sur les sentiers de randonnées, je me sens beaucoup plus proche de toi. Chaque détail de cette vie de voyage me rappelle les instants passés ensemble après avoir quitté Bruxelles.

Je ne regrette pas ma randonnée. Je n’avance pas très vite. Je ne marche pas plus de six heures par jour. Tu peux me croire, après une semaine je trouve que c’est suffisamment fatiguant. Malgré mes petites jambes, je parcours entre 15 et 20 kilomètres par jour en fonction des difficultés du terrain et de mon intérêt pour les régions que je rencontre. Je traverse pour l’instant les Préalpes de Grasse constituée de hauts plateaux calcaires à plus de 1000 mètres d’altitude. Des rivières creusent des reliefs très pittoresques mais pas toujours faciles à franchir. A l’abri du temps qui passe, j’ai découvert de nombreux villages typiques de Provence comme autant de survivants d’une autre époque: Cipière dominant la rivière du Loup et où j’ai passé ma première nuit, Gréolière au pied de la cime du Cheiron, la petite ville fortifiée d’Entrevaux, le village d’artisans de Chasteuil, Castelane dominé par une église construite au sommet d’un roc. Mais l’Histoire a laissé dans le paysage de nombreuses cicatrices comme en témoignent les ruines que j’ai croisées: fermes incendiées, maisons abandonnées, chapelles envahies par la végétation, châteaux tombés aux mains de l’ennemi ou simplement démontés pour les matériaux. J’ai découvert des endroits vraiment sympa, mais rien ne pouvait rivaliser avec les Gorges du Verdon.

Je viens d’y passer deux jours et pourtant j’ai l’impression qu’en y passant dix fois plus de temps je n’aurais encore rien vu. Le sentier Martel est assez sportif. On est obligé d’emprunter des échelles ou des tunnels pour franchir les passages difficiles. Mais comment te décrire? Je n’ai pas de photos et j’ai peur de ne pas pouvoir trouver mes mots. Le Verdon est un gros torrent qui traverse des sites extraordinaires. Les vallées sauvages, les gorges étroites et falaises vertigineuses se succèdent dans des perspectives hallucinantes. A cet endroit, la nature te domine de toute sa majesté et sa force tranquille m’a profondément ému. Tout serait parfait si les promeneurs ne détérioraient pas autant le site. Malgré les efforts des autorités, on découvre souvent les restes d’un pique-nique ou les traces d’un feu.

Je ne sais pas si c’est mon jeune âge, mais je trouve que les gens sont très accueillant. Je dois presque refuser la nourriture et le vin qu’on m’offre. Ce n’est pas que cela me déplaise, mais que je ne saurais pas tout porter.

Je pense à toi,

Daniel

Je n’ai pas retrouvé les trois premières lettres du mois d’août postée respectivement à Sault, Salavas et Hielzas. J’espère qu’Isaline les a gardées. J’ai traversé la Durance à Manosque. J’ai parcouru une partie du Lubéron. J’ai franchi le Rhône à Pont-Saint-Esprit. J’ai longé les Gorges de l’Ardèche. J’ai contourné le mont Lozère pour rejoindre la vallée du Tarn trois semaines plus tard. Mon intention était de remonter vers le nord-ouest jusque Saint-Flour. Mais il en a été autrement...

Millau, le 23 août 1996

Isaline,

Je me suis fait arrêté. C’est vraiment stupide.

Après avoir posté la lettre de la semaine passée à Hielzas, je suis descendu dans la vallée du Tarn comme prévu, mais aussi pour voir un médecin. Je ne me sentais pas très bien. J’avais des crampes et de la fièvre depuis la veille. Au village Le Rozier, les gens m’ont envoyé sur Millau. J’ai parcouru les 20 kilomètres en auto-stop. Ce fut heureusement assez rapide. Je n’ai pas dû attendre trop longtemps au bord de la route surchauffée. Malgré que c’était dimanche, j’ai trouvé un docteur qui a accepté de me recevoir. Il m’a donné un médicament en me disant de ne pas m’inquiéter: c’était un légère infection intestinale due probablement à la consommation d’eau impropre. Puis, je suis allé en quête d’un logement. Une vieille dame a accepté de me loger pour 24 heures. Le lendemain, comme je me sentais beaucoup mieux, j’ai voulu faire à nouveau de l’auto-stop pour rejoindre le sentier là où je l’avais quitté.

Deux jeunes gens en cabriolet m’ont embarqué à la sortie de la petite ville. Je ne me suis pas méfié, bien que leur âge aurait dû me mettre en garde. Une voiture de gendarmerie nous a pris en chasse un peu plus loin. Le chauffeur était vraiment un nouille. Il a essayé de fuir mais il n’est parvenu qu’à planter la bagnole dans un fossé. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de deux délinquants échappés d’une institution d’éducation surveillée. Ils avaient volé la voiture la veille à Marseilles.

Les deux salopards ont voulu m’impliquer, mais leur version des faits n’a pas tenu les contre-interrogatoires. Maintenant, on m’a placé en prison dans une cellule isolée. Le gardien Bertrand est très gentil. Il m’apporte des bandes dessinées et me permet de sortir deux heures par jour pour jouer au ballon dans la cours. Il dit que c’est exceptionnel de garder un mineur si longtemps en prison. Du fait de ma nationalité belge, on n’a pas cru bon de me placer dans une institution.

Demain, normalement, ma mère vient me chercher. Je serai content de la revoir. Si c’est elle qui vient, c’est qu’elle va mieux. J’ai peur de retrouver mon frère. Je vais essayer de la convaincre de me déposer chez mon oncle dans son chalet des Ardennes. J’aurai tout le temps qu’il faut pendant le trajet de retour.

J’espère qu’on aura l’occasion de se revoir d’ici peu.

Daniel,


Montpellier, le 31 août 1996

Isaline,

Enfin, on m’a autorisé à écrire.

Maurice, mon frère est arrivé le 24 à la place de maman. Parti la veille au soir, il avait fait la route de nuit. Je ne te raconte pas dans quel état d’énervement il était. J’ai supplié Bertrand de ne pas me laisser partir. Maurice l’a bien berné. Dés qu’on a quitté la prison, il n’a pas tardé à me faire regretter l’altercation que j’ai eue avec lui le jour de notre départ fin juin. Résultat, je suis à l’hôpital depuis un semaine avec un jambe dans le plâtre et une commotion cérébrale.

Sans doute, il a été un peu trop loin. Il a pris peur et m’a abandonné dans une décharge. On n’a aucune trace de lui. Il n’est pas rentré à Bruxelles. La police est venue plusieurs fois pour me questionner. Ils me rendent dingue à force de me poser toujours les mêmes questions. On dirait que ça les fait chier de s’occuper de moi. Alors pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille? De toute façon, je refuse d’accuser mon frère. Bertrand, prévenu par ses collègues, est venu me voir hier. Il m’a apporté des fruits et des livres. Il était vraiment désolé. Je lui ai dit que, de toute façon, j’y aurais eu droit et que ça aurait pu être pire.

Aujourd’hui, ils ont enfin laissé la lumière pénétrer dans ma chambre. J’ai encore des difficultés à me concentrer, mais j’étais tellement impatient de t’écrire.

Bon retour au collège. Salue les copains de ma part.

Daniel


Montpellier, le 6 septembre 1997

Isaline,

Je suis surpris de t’avoir raconté tant de choses sur mon grand frère dans ma dernière lettre. J’étais encore sous le choc. Cela m’avait fait du bien de l’écrire. Mais il n’est pas si méchant que ça.

J’ai eu des nouvelles de Bruxelles. Ma mère a été très malade. C’est pour cela qu’elle avait envoyé mon frère à sa place. Elle a été hospitalisée pendant quinze jours au mois d’août. J’aurais du m’occuper d’elle pendant les vacances. Je me rattraperai dés mon retour.

Demain, on me laisse sortir. C’est mon oncle qui viendra me chercher. J’ai commencé à écrire un compte rendu de notre voyage. J’espère que je pourrai te le lire dans quelques jours et qu’il te plaira.

J’espère te revoir bientôt,

Daniel

X.Retour

Mon oncle est donc venu me chercher. Il ne me donna aucune nouvelle de maman. Sur le chemin du retour, il m’a parlé gentiment. Je m’étais attendu à une solide engueulade, voir à un sermon de morale ou pire à ce qu’il ne m’adresse pas du tout la parole. Mais là, j’étais plutôt soulagé, même un peu étonné, lui qui n’hésitait pas à me rudoyer lorsque je faisais une bêtise. Il a d’abord évoqué ses propres vacances, puis il m’a questionné en détails comme s’il avait voulu tout savoir sur ma fugue, mais sans jamais me faire de reproches. Je crois qu’il cherchait à se rassurer à mon sujet. Je fus très fier de lui lire les premiers passages de ce que j’avais déjà écrit. Nous avons fait la route en deux étapes. Selon son habitude, il ignora superbement les autoroutes et roulait à son gré le long des routes et des chemins. Après ces dernières semaines où je me suis retrouvé enfermé, j’appréciais plus que d’habitude cette façon de voyager. De temps en temps, lorsqu’il ne retrouvait plus son chemin, il me demandait de le guider avec la carte. J’étais heureux de retrouver notre complicité de toujours. Nous nous sommes arrêtés en fin d’après-midi chez un de ses amis qui vivait dans une ancienne auberge perdue dans le jura. Le lendemain, nous sommes partis de bonne heure. La journée s’est déroulée sans histoires. Il fut moins volubile que la veille, mais plus égal à son habitude. C’était bien ainsi. Vers cinq heures, nous sommes entrés dans Bruxelles. Sous la lumière du soir, on pouvait voir de loin le nuage de pollution qui entourait la ville. Je me sentais chez moi dans les embouteillages interminables, au milieu de cette ville mal entretenue, aux constructions désordonnées, parmi cette foule cosmopolite et bigarrée qui parle tant de langues que même Babel ne l’aurait pas imaginé dans le pire de ses cauchemars.


Le médecin m’a encore donné une semaine de convalescence. Je ne devais retourner à l’école que le 16 septembre. J’ai essayé de passer un maximum de temps auprès de maman. Je la trouve très fatiguée au point qu’on lui donnerait vingt ans de plus. Elle est très troublée par ce qui s’est passé entre Maurice et moi. Je ne sais pas ce qu’on lui a dit. Elle me regarde parfois bizarrement. J’ai l’impression que je lui fais peur et qu’elle me rend responsable de la disparition de Maurice. Comme mercredi elle devait voir le médecin, je suis sorti pour aller voir comment se portait notre pommier. En mon absence, personne n’avait fait l’entretien sous l’arbre. Les mauvaises herbes et les ronces avaient tout envahi. Malgré cela, les fruits promettaient d’être beau. J’ai emprunté quelques outils. Avec l’aide de Bruno et de plusieurs copains, nous avons tôt fait de donner à cet endroit un aspect plus acceptable. Nous terminions lorsque j’entendis une voix familière:

- Bonjour, les défricheurs de forêt vierge.

Isaline était là. Mon coeur se mit à battre la chamade. Ça devait se voir car j’entendais des rires étouffés autour de moi. Elle embrassa Bruno sur la joue et salua les autres avant de s’approcher de moi.

- Tu n’as pas l’air content de me voir, dit-elle pour me taquiner.

- Ce n’est pas vrai, répondis-je en bafouillant. Je suis très content de te voir.

- Alors, pourquoi ne me dis-tu pas bonjour?

- Heu... Bonjour Isaline.

- Pas comme cela idiot.

Elle m’empoigna par mon tee-shirt pour me tirer à elle et m’embrassa sur la bouche sous les quolibets de Bruno et mes copains. Elle s’écarta un peu et fit mine de m’examiner des pieds à la tête.

- Tu as grandi depuis qu’on s’est quitté.

- C’est vrai?

- Je t’assure. Tu as un peu maigri, mais je trouve que tu as bonne mine pour quelqu’un qui sort de l’hôpital.

- Cela va faire plus d’une semaine que j’en suis sorti.

- Je sais. J’ai reçu ta lettre. Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt.

- Ce n’est rien. L’important c’est que tu sois là.

Nous nous sommes tous installés sous le pommier pour partager les friandises et les boissons que nous avions amenées. Tandis que les autres plaisantaient sur des sujets les plus divers, Isaline me raconta les détails de son retour et les retrouvailles avec sa famille. L’accueil fut chaleureux; les explications, un peu moins. Son père est fou de rage. Toute ses tentatives pour arracher la vérité à sa fille se sont soldées par un échec.

En nous séparant, nous nous sommes promis de nous revoir à l’école la semaine suivante.


Je ne sais pas comment, mais le père d’Isaline a su que nous nous étions vu mercredi. Ce qu’il en a déduit est son entière responsabilité. Toujours est-il que je faisais un coupable idéal et que sa réaction fut violente, autant dans les actes que dans les mots qui furent dits. Ce diable d’homme aurait été capable de me tuer s’il l’avait pu. A ses yeux, j’étais devenu le plus abject des criminels. Le matin même où j’ai regagné l’école, le préfet, monsieur Dangenot, m’appela dans son bureau. Etant coutumier de ce genre de convocation, je ne me méfiais pas. Quelle ne fut pas ma surprise de me trouver en face de deux hommes au regard peu engageant. J’ai tout de suite deviné l’objet de cette confrontation et j’eus très peur. Comme j’hésitais, le préfet m’ordonna très sèchement de m’approcher.

- Monsieur Gavrot, ne nous faites pas attendre.

J’avançai en boitant, traînant un peu plus que nécessaire. Ils se servaient de leur position pour m’impressionner et ils y réussissaient fort bien. Je devais absolument rester maître de moi et ne pas perdre les moyens. J’ai décliné poliment leur invitation à m’asseoir. Je leur fis face debout, les mains serrées dans le dos pour les empêcher de trembler. Monsieur Dangenot prit la parole le premier:

- Monsieur Tilman, ici présent, m’a fait part d’accusations à votre sujet qui m’ont fort peiné. L’année passée, vous m’aviez fait des promesses, monsieur Gavrot. Vous alliez vous consacrer à vos études et ne plus compromettre votre avenir en vous mêlant à des affaires douteuses. Vous nous avez déçu, monsieur Gavrot, non seulement moi et vos professeurs, mais aussi cet homme qui faisait preuve d’une bonté désintéressée en vous procurant l’argent de poche que votre famille ne pouvait pas vous donner.

C’était écoeurant. A les entendre, on me faisait la charité mais on ne parlait pas des heures harassantes passées sous le soleil pour entretenir le jardin de cet homme.

- Monsieur Tilman a insisté à vous voir et à vous parler lui-même. Je ne vous cache pas que pour moi les choses sont très claires.

Le préfet venait de me notifier que la décision à mon sujet était déjà prise. Elle est belle la justice des adultes. Basée essentiellement sur les intérêts personnels, elle ne permettait même pas à l’accusé de se défendre. Je ne me faisais plus d’illusions à mon sujet. Il s’agissait probablement d’un renvoi définitif. Voilà qui achèvera de décevoir mon oncle, lui qui avait fondé tant d’espoirs dans mes études. Le père d’Isaline soigna ses effets. Il fit le tour de la table et s’assit sur le bord du bureau. Cette attitude décontractée était voulue pour me rappeler qu’en tant que donateur il était maître ici aussi. De plus, sa position lui permettait encore de me dominer d’une tête. Je devais lever la tête pour soutenir son regard.

- Daniel. Tu n’es qu’un démon pervers derrière un visage d’ange.

Sûr de sa victoire, il se permettait même le luxe de m’insulter. Je parvenais péniblement à contenir ma colère. Ce n’était pas le moment de répondre. J’allais devoir argumenter pour me défendre. Si je voulais avoir une chance de me faire entendre, j’avais intérêt à d’abord laisser parler le père d’Isaline. Pour l’instant, il aurait été incapable de m’écouter.

- Au cours d’un dimanche après-midi, je t’ai fait venir dans mon bureau pour te confier la garde de ma fille et veiller sur elle. Je regrette de ne pas avoir compris alors quel était ton jeu.

Il s’adressa alors au préfet.

- Monsieur Dangenot, vous connaissez ma fille. C’est une grande romantique, encore toute innocente. Elle se berce dans des rêves de jeune fille.

J’ai cru un instant qu’il faisait de l’humour. Mais je compris qu’il parlait sérieusement lorsque le préfet inclina la tête en signe d’assentiment.

- Il s’est servi d’une amourette de vacances pour entraîner ma petite fille dans une aventure dangereuse. Il l’a forcée à le suivre dans des lieux insalubres et mal famés. J’espère que ma fille parviendra un jour à surmonter le traumatisme qu’il lui a infligé et qu’elle aura alors la force de nous dire ce que ce monstre lui a fait.

Monsieur Tilman avouait en fait son ignorance complète de ce que sa fille avait fait au cours du mois de juillet. Isaline lui tenait toujours tête. Il avait été incapable de lui faire dire quoique ce soit. Cette impuissance avait dû le faire rager encore plus. Je payais les conséquences de sa colère. Du coup, je me sentais plus fort. A l’exemple d’Isaline, je ne lui laisserai pas l’occasion d’avoir une prise sur moi.

- Je regrette, continua-t-il, que notre justice ne permette pas de condamner ce genre de criminel. On devrait pouvoir protéger nos enfants contre une telle engeance. Son jeune âge n’explique pas, ni n’excuse ses actes. Il ne peut que devenir plus abject. Je me suis renseigné. Son père n’est qu’un criminel de la pire espèce, abattu en flagrant délit alors qu’il menaçait la vie d’innocents. Sa mère, une prostituée droguée et ivrogne est en train de crever du sida. Son frère, un homosexuel, un proxénète et pédophile notoire! Avec une telle hérédité, autoriser un tel être à vivre en liberté est un crime. On devrait l’empêcher de nuire.

J’ai mordu sur ma langue jusqu’au sang pour retenir mes cris de haine. J’aime mes parents. Ma mère est ce qu’elle est et elle n’a pas mérité ce qui lui arrive. C’est vrai, mon père a été abattu dans le dos alors qu’il essayait de dérober une oeuvre d’art dans une maison isolée d’Uccle. C’était un voleur, mais il n’a jamais menacé personne. Il faisait ce qu’il savait faire pour que mon frère, ma mère et moi ayons une vie plus facile. De son temps ma mère n’était pas encore malade et avait trouvé un petit travail de dactylo dans un bureau d’ingénieurs conseil. Quant à mon frère, je ne lui trouve aucune excuse. C’est un malade, entraîné par les événements malgré lui. Si quelqu’un peut l’accuser, c’est bien moi. Alors, monsieur le richissime, ravalez vos paroles puantes comme votre haleine et écoutez. Moi, je ne m’abaisserai pas aux injures. J’inspirai pour prendre la parole, mais je fus coupé par le préfet:

- Et bien, monsieur Gavrot. Avez-vous des excuses à formuler? Essayez d’être bref sans plonger dans le sentimentalisme. Nous n’avons pas l’intention de nous laisser attendrir.

J’ai deviné dans sa voix condescendante une trace de sadisme. Cet homme aimait me voir souffrir. Il se repaissait de ma peur. Il s’attendait à me voir m’écrouler pour supplier leur clémence. Je n’allais pas lui donner ce plaisir. J’ai relevé la tête et m’adressai à monsieur Tilman.

- Isaline serait partie de toute façon, avec ou sans moi. L’amour pour Tanguy n’était qu’un prétexte. Son vrai problème, c’est vous...

- Gavrot, je ne vous permets pas!, aboya le préfet.

Monsieur Tilman lui fit signe de me laisser parler. Le préfet obtempéra. Je fus surpris de voir le représentant de l’autorité muselé de cette façon. Pendant un instant, j’eus de l’admiration pour Monsieur Tilman. J’aimerais avoir son pouvoir mais en plus humain.

- Vous avez délégué toute son éducation à votre personnel. Vous ne l’avez jamais regardée. Elle se surpassait pour vous épater, pour que vous la remarquiez enfin. Mais c’était en vain. Nous étions deux, mais c’est elle qui a voulu partir. J’avais l’expérience, la technique. Mais elle avait la volonté. Comme vous me l’aviez demandé dans votre bureau au cours de l’entrevue que vous évoquiez tout à l’heure, j’ai veillé sur elle du mieux que j’ai pu. Peut-être n’est-ce pas exactement de la façon que vous attendiez de moi. Mais ce que j’ai fait, personne d’autre ne l’avait fait avant moi: je lui ai donné de mon temps et je l’ai écoutée.

" Si vous considérez qu’il est mal famé de dormir à l’abri du vent dans une gare de train ou de bus et qu’il est insalubre de dresser une tente dans les bois à proximité d’un feu de camp, alors vous condamnez tous les jeunes du collège à commencer par les scouts dont monsieur le préfet est si fier. Je ne l’ai forcée en rien. Lorsqu’elle a décidé de rentrer, c’est moi qui lui ai payé le ticket de retour.

" Monsieur Tilman, j’ai encaissé les accusations que vous avez portées contre ma famille bien qu’elles soient inexactes. Je vous pardonne car je sais que vous avez eu peur pour votre fille et que vous l’aimez.

" Si Isaline est partie, c’est pour vous mettre à l’épreuve et, si elle est revenue, c’est pour que vous la considériez enfin.

Nous nous fixions dans le blanc des yeux sans bouger. Je me plais à penser que pendant un moment nous étions face à face d’égal à égal. J’espère seulement que je lui ai ouvert les yeux car je n’ai eu droit à aucune clémence.

Après l’entrevue, j’ai récupéré mes affaires en classe. J’eus juste le temps de souffler un mot d’explication à mon voisin et je quittai définitivement le collège clopin-clopant. Derrière moi s’élevait un murmure de questions étonnées et de réponses incertaines.

Que j’aie été renvoyé du collège, ne suffisait pas. Monsieur Tilman cassa le contrat avec mon oncle et lui fit une telle contre-publicité qu’il dû bientôt fermer son entreprise de jardinage. Etant indépendant, mon oncle ne bénéficia pas du chômage, mais obtint tout de même le minimex auprès du CPAS. Pourtant il ne m’a jamais puni. Ne pensez pas que je me sois aigri ou que je sois devenu amer. Pendant un moment, j’ai désiré me venger. Mais tout devient triste quand on est possédé par la haine. Alors j’ai essayé de ne plus y penser. Du coup, j’ai retrouvé mes amis et un certaine joie de vivre. J’ai vraiment cru être capable de pardonner, mais je reconnais que je n’ai pas été étonné lorsque, début novembre, j’ai appris par la presse la fermeture des entreprises Tilman suite à une affaire de corruption.

Je n’ai pas revu Isaline que son père avait placée en pension loin de Bruxelles. J’ai écrit à plusieurs reprises, mais il n’y eut jamais de réponses. Je pense que les lettres ne lui sont jamais parvenues. J'envisage de partir à sa recherche pendant les vacances de Noël, bien que mon oncle me laissera certainement peu de liberté.


Table des matières

I. Isaline
II. Baignades
III. Promenade en Vélo
IV. Le Pommier
V. En voiture
VI. Préparatifs
VII. Voyage
VIII. Côte d’Azur
IX. Lettres
X.Retour